Konya, les danseurs célestes

Train de nuit, la pleine lune éclaire la locomotive qui avance à pas feutrés dans la pénombre. Les arrêts sont nombreux puis s’estompent au fur et à mesure que la côte méditerranéenne s’éloigne. Chaos des nuits en mouvement sous les néons d’un wagon lent, on tourne sur son siège à droite puis à gauche, étire une jambe puis l’autre, cogne un genou sur le dossier du voisin, un frisson remplace un coup de chaud, les pensées défilent et s’empilent puis s’étiolent sans un mot d’excuse, stériles et absurdes. On aimerait être un sage, stoïque devant l’ennui du temps qui s’étire, on n’est qu’insomniaque dans un train turc.

Le jour se lève, ce moment tant désiré durant au moins toute une nuit entière. Des arbres fruitiers en rangs pour la parade, des ruches délavées sur une colline verdoyante et puis surtout, des champs cultivés effleurant l’horizon, prêts à déferler sur les marchés à l’autre bout du pays. Plan large sur une Turquie rurale. A bâbord, des villages ramassés aux toits de tuiles s’adossent à la montagne. Des cimes enneigées. A tribord de notre vaisseau de fer, les steppes agricoles laissent au vent et au regard une liberté absolue. 

Comme souvent, on attend que quelqu’un nous dise que nous sommes arrivés. Ce matin, ce sont deux de nos voisines, compagnes d’insomnie ferroviaire, qui donnent le signal. On porte leurs valises, on se remercie mutuellement dans nos idiomes respectifs. Personne ne comprend rien mais on se comprend, c’est évident.

Le nom de Konya est le soldat inconnu des guides touristiques. C’est pourtant du cœur de cette ville que rayonne la célèbre confrérie des derviches tourneurs depuis sept siècles. Jalal al-Din Rumi, alors encore enfant, poussé à la fuite par l’arrivée des mongols en Asie centrale, se fixe avec sa famille à Konya vers 1220. Il en deviendra le plus célèbre de ses habitants et surtout un poète et théologien persan de grande renommée en Asie. Il sera à l’origine de la confrérie.

C’est l’un des chanteurs officiant ce soir qui nous permet d’entrer dans l’amphithéâtre encore vide.  Nous avions trouvé portes closes en arrivant devant le centre culturel de la ville. Un jeune homme est entré alors que nous allions repartir et nous a invité à le suivre. C’est un étudiant, un ingénieur en génie civil qui par amour de la musique ottomane a tout quitté pour suivre son étoile en reprenant des études de musicologie. « Chercher partout l’utilité est ce qui convient le moins aux âmes élevées et libres. » Sans doute avait-il lu tout Aristote.

Il nous gratifie de quelques explications sur le déroulement de la cérémonie du Sama à laquelle nous devons assister puis nous propose de patienter en allant admirer des calligraphies exposées.

L’intuition du poète Rûmi, Mevlana « notre maître » en turc, est que l’émotion, au même titre que l’approche intellectuelle, est une autre piste pour atteindre l’éveil spirituel. Il résume sa pensée par cette phrase « plusieurs chemins mènent à Dieu, j’ai choisi celui de la danse et de la musique ».

Tout commence donc en musique. Quelque chose de sobre et simple destiné à communiquer l’énergie et à mettre l’âme en mouvement. Un chant s’élève au-dessus de la coupole où nous sommes désormais installés. Voix graves et claires, un poème accompagné du ney, la flûte traditionnelle en roseau, puis d’un ensemble d’instruments, accueillent les derviches. Ils s’avancent lentement dans la Samahane, l’enceinte où se déroule la cérémonie, jusqu’à l’endroit où s’alignent au sol des peaux d’animaux.

Coiffés du chapeau en poil de chameau, le sikke, ils sont vêtus d’une lourde pèlerine noir, symbole de pesanteur terrestre. En dessous, une tunique blanche incarne l’éveil, une résurrection.

Avec l’entrée du Shaykh, le guide spirituel, vient le temps des récitations du Coran, des chants et des poésies. La musique continue à envelopper gestes et paroles.

Afin d’entrer dans la confrérie, les postulants doivent suivre un enseignement initiatique de 1001 jours avant d’être adoubés soufis. On y apprend à se détacher du monde matériel, on y pratique le jeûne, le silence et la méditation dans le but d’accompagner une rencontre personnelle et intime avec Dieu. On pense volontiers à ces mystiques, ermites et pèlerins célestes, représentés dans d’autres religions, aimantés par une quête spirituelle démesurée. La rencontre entre l’islam et une culture Perse imprégnée de poésie est certainement à l’origine de cette aventure fervente.

Les derviches s’inclinent devant le Shaykh, continuent de glisser lentement sur le sol puis commencent à tourner. La robe plissée prend de la vitesse et s’élève, la tête s’incline, les yeux se ferment. Les danseurs prennent leur envol. Le coeur bat plus fort, le leur, le notre aussi. Derviches tourneurs !

Les bras initialement croisés, mains posées sur les épaules, descendent d’abord le long du corps puis font chemin inverse jusqu’à la cime de leur chapeau, le dépassent et s’étirent enfin vers le haut. Une main droite tendue vers le ciel, l’autre inclinée vers la terre, manière pour le danseur de devenir l’axe de l’univers. Car cette chorégraphie symbolise aussi les astres tournant autour du soleil. De l’infiniment petit à ce qui le dépasse, le derviche tourneur trouve sa place dans le mystère de l’univers.

Tout au long de son existence la confrérie suscita méfiance et hostilité de la part du clergé traditionnel, voyant d’un mauvais œil cette prise de liberté sur les règles du Coran. Elle sera régulièrement considérée comme subversive et connaîtra une interdiction funeste en 1927. De plus, à la différence d’un Islam classique défini par une approche communautaire de la religion, la démarche soufi est individuelle bien que sous l’autorité du Shaykh.

En 1954 on l’autorise à revenir à la lumière mais elle n’a en réalité le droit d’exister qu’en tant qu’association culturelle et non religieuse. La confrérie reste à ce titre aujourd’hui toujours illégale.

La danse fascine, elle est hypnotique et la musique ne fait rien pour nous soustraire à son emprise délicieuse. Car c’est tout à fait beau de contempler ce ballet. L’émotion et l’humilité qui s’en dégagent, le geste précis et gracieux, les tuniques en drap lourd qui se font robes de mousseline, les corps tournoyants élancés pour l’éternité dans le mouvement, la beauté troublante d’une tête inclinée, les paupières fermées derrière lesquelles une émotion naîtra peut-être. Tout est très beau.


Quand Rumi meurt, c’est tout Konya qui manifeste sa peine et assiste à ses funérailles. Le mausolée de la confrérie abrite son tombeau ainsi que ceux d’autres derviches. Lieu de pélérinage, musée, curiosité, l’endroit ne s’oublie pas. Les salles richement décorées d’ors, de peintures et de calligraphies accueillent les sarcophages allignés sur des estrades. Chaque cercueil recouvert d’un drap épais est surmonté du couvre-chef, le sikke, appartenant au mort. Et c’est ce drôle de chapeau qui rend l’endroit peut-être encore plus émouvant. Symbole d’un lien qui existe entre la vie et la mort, il fût l’objet le plus important de la vie du derviche. Il est désormais celui qui accompagne dans l’éternité le danseur céleste.  

Les derviches continuent de tourner, s’élancent côté coeur, ils tournent dans le sens de la terre tournant elle-même autour du soleil.

La danse, la musique, la poésie, la quête folle de sens, l’intuition d’une émotion qui nous grandit, voilà bien tout ce qui pourrait nous pousser à incliner un peu la tête de temps à autre. Alors, une main tendue vers le ciel, l’autre pointée vers la terre, on apprendrait à glisser légèrement sur le sol.

Et puis on se mettrait nous aussi à tourner.

Derviches tourneurs.

Derrière nos paupières closes, dans une intimité absolue tournoyant au milieu du vaste monde, qui sait alors quelle rencontre pourrions-nous faire ?


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