Cappadoce, lancer des ballons

C’est une évidence d’annoncer que la géographie oriente l’installation des êtres humains sur la terre. L’histoire des peuples, façonnée par ses querelles, ses amours, ses alliances et ses routes commerciales en affinent ensuite lentement les contours. La Cappadoce ne déroge pas à la règle. C’est la géologie qui planta là quelques errants dans ce décor original.

Cette partie du plateau anatolien concentre nombre de volcans et de multiples éruptions, remontant à une grosse pelletée de millions d’années, laissèrent en héritage une drôle de roche, tendre comme du sable aggloméré, onctueux comme une chantilly sortant à l’instant du syphon. La Cappadoce était déjà avant d’arriver, une gourmandise qui méritait bien quelques heures d’autocar.

Ce long processus géologique résultant de la consolidation de résidus de cendres et d’autres débris volcaniques en font un matériau extrêmement aisé à creuser. Nos ancêtres trouvèrent ainsi moyen d’acquérir un logement bon marché et extensible à loisir. Besoin d’une nouvelle pièce ? Il suffisait d’emprunter la pioche du voisin et de creuser dans ce qui ressemble parfois à un nappage velouté de gâteau d’anniversaire. A croire que la faim nous tenaillait pour ne lire dans ce paysage hors normes que recettes de cuisine et sucreries.

Le tuf, abondant dans le quartier, permettait à chacun de s’aménager sans beaucoup de contrainte un nouvel espace cosy dans cet habitat troglodyte. S’y on y ajoute une place de parking, la fibre et une multiprise à côté du canapé, notre rêve de « home sweet home » sédentaire ne semblait subitement plus très moderne. Il fallait se rendre à l’évidence, nous n’étions pas plus créatifs que nos ainés.

Vu de l’extérieur, cette région de la Cappadoce peut ressembler à un large plateau parcouru d’un réseau de nervures désordonnées et creusées dans un bloc de craie blanche. On y devine des sillons, des bosses et des creux, des tours de pierres et d’étranges cônes surmontés d’un chapeau brun. D’en haut nous consultions une carte topographique débusquant reliefs et lits de rivières asséchées. D’en bas, c’était entrer dans un monde minéral muet et aveuglé de lumière. Partir marcher aux premières heures dans cet univers géologique était comme investir un labyrinthe sans plan précis. Nous ne savions pas où se trouvait la sortie ni ce que nous allions croiser sur le chemin.

Les sentiers sont tracés, tournant et montant, suivant les sinuosités capricieuses de la roche. Le ciel bleu est l’unique repère extérieur lorsqu’on s’y aventure. Nos pantalons blanchissent au fur et à mesure qu’on s’enfonce à l’intérieur d’étroites gorges parées de hauts murs de tuf qui s’effritent lorsqu’on les frôle.

En levant les yeux, on aperçoit de temps à autre les reliques d’un habitat, d’une chapelle minuscule dont un pan s’est effondré à cause de l’érosion au fil des siècles. Des communautés monastiques s’installèrent en nombre dans la région à partir du IVe siècle. Un christianisme primitif y était déjà implanté. St Paul y fera d’ailleurs, comme à Ephèse, plusieurs apparitions.

Les anciennes habitations révèlent non seulement des cellules monastiques mais aussi des traces de vies communautaires comme des réfectoires, des cuisines, des greniers, des étables, des citernes et d’autres éléments témoignant de l’activité de petites communautés de quelques personnes. Enfin on trouve nichées dans les interstices des roches blanches, de minuscules parcelles agricoles cultivées par les moines. Les paysans d’hier et ceux d’aujourd’hui prirent le relais et il n’y a rien d’étonnant à croiser au détour d’un virage, quelques pieds de vignes ou une poignée d’arbres fruitiers, apportant une vie végétale bienvenue dans ce décor minéral.

Nous sommes impressionnés par le nombre de cavités creusées dans ces montagnes. Des églises désormais protégées permettent d’y admirer des peintures de scènes chrétiennes byzantines qui en ornaient les murs. Ce sont près de 3000 chapelles qui ont été mis à jour. Quelques sites ont pu, riches de fresques peintes entre le VIIIe et le XIIIe siècles, être encore préservées. L’aventure monastique s’arrêta en 1923, date à laquelle le traité de Lausanne signa l’expulsion des cappadociens chrétiens du pays vers la Grèce.

Il y a des aurores qu’on ne voudrait pas rater, celles de Cappadoce sont de celles-ci.

Ce qui surprend c’est qu’on ne voit nulle trace d’aérostat durant la journée, rien que des demoiselles de pierre se promenant dans un désert blanc. Nous sommes à la rue avant le lever du jour et on distingue à peine le relief qui nous entoure. Et puis au sol en quelques secondes, c’est une lueur, un feu de camp dans la nuit, qui fixe le regard. Un ballon se gonfle lentement, sa fine membrane s’arrondit dans un halo de teintes orangées.

Le départ est lancé. Le ciel s’éclaircit imperceptiblement. Nous avions décidé la veille en regardant la carte, que nous emprunterions un chemin de sable qui rejoint la vallée Asiklar vadisi. C’est là que se trouve les plus impressionnantes cheminées de fées, ces étranges cônes plantés dans les vallées et surmontés d’un chapeau. Désignées aussi pour cette raison sous le nom de demoiselles coiffées.

On sinue, on grimpe, on marche rapidement car le temps est compté avant l’apparition du jour. Et puis en haut d’une crête, on se retourne et c’est là un extraordinaire spectacle de lumière qui se joue en plein air. Des dizaines de ballons ont pris de concert leur envol et font tâches sur une toile encore pastel tendue d’un bout à l’autre de la terre. Le ciel en cinémascope, on vibre le nez en l’air.

Nous suivons une piste pour redescendre plus loin dans la vallée. Les ballons nous talonnent, décidés à encercler les demoiselles coiffées de leurs couvre-chef de basalte. Une bataille est engagée pour obtenir le premier un baiser de la belle, les montgolfières vont jusqu’à se toucher, s’écrasent légèrement l’un contre l’autre puis s’écartent en reprenant de l’altitude. Le brûleur des ballons illumine par intermittence les sphères de toiles. Les demoiselles en rougissent d’aise. Le spectacle est gracieux, lent, majestueux.

Nous assistons à un époustouflant tableau joué sur la scène de Cappadoce. Le jour se lève. Dans la vallée les oiseaux chantent, les ballons iront atterrir un peu plus loin sur la plaine. On reste seuls avec les fées et le pépiement des moineaux.

Les moines s’installèrent il y a 1500 dans cette région afin de prier loin de l’agitation extérieure. Désormais le monde entier demandait à voler au-dessus de cette érosion massive. Quant à nous, nous avions eu le sentiment de réaliser la synthèse de ces deux mondes en marchant silencieux dans le noir au petit matin au coeur d’une vallée troglodyte isolée, s’extasiant les yeux au ciel devant ce qui fût longtemps un rêve pour l’être humain, voler.

Rue principale de Goreme, bien plus loin dans la journée, le soleil se couche sur Uchisar et sa forteresse.

Les voitures américaines colorées sont rangées jusqu’au lendemain sur les trottoirs, prêtes à promener de nouveaux touristes armés de perches à selfies et de sourires figés à la demande.

Une musique sans âme maintenue en vie par une boite à rythme traîne dans les cafés, les restaurants. Les boutiques déversent leurs lumières artificielles, égrainent sur des portiques des montgolfières réduites en portes clefs, des souvenirs en plastiques. Comme partout on nous incite à héberger sur nos cheminées quelques trophées, quelques souvenirs attestant de notre passage à la fête foraine.

On s’ennuie, on regrette les gorges désertées de cet après-midi, les demoiselles à chapeaux, hautaines et précieuses, qui avaient au moins la décence de nous toiser en silence. Le monde avait changé encore une fois. Nous avions vieilli en une journée sans rien voir passer. Innocents enfants, nous étions le matin étourdis par des ballons éclairés à la bougie, lancés au ciel au lever du soleil. Et il fallait le soir, déjà presque vieillards, accepter les lieux communs d’un monde grégaire d’où la poésie semblait s’être définitivement effacée.

On regrettait nos demoiselles de Cappadoce qui, coiffées d’un chapeau de basalte nous laissaient croire qu’elles étaient des fées en défiant de leurs hauteurs le mont Erciyes éternellement enneigé qui dominait ce surprenant plateau anatolien.


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