Trabzon, Batoumi, les frontières

Ultime cité turque avant la frontière, Trabzon concentre les derniers parfums orientaux entêtants, ses étals de Loukoums et de baklavas dégoulinant de miel, les broches verticales de viandes grillées qui tournent à tous les coins de rue.
C’est une ville de fin de piste où la frontière ne semble pourtant pas générer d’activité supplémentaire, ni en troubler le quotidien paisible d’une ville de bord de mer.

Une longue voie piétonne longe la mer Noire. De l’autre côté, c’est une autoroute qui fait rugir les moteurs. Alors une promenade sur la côte pourrait se résumer ici à observer les mouettes survoler l’eau en marchant sur une bande d’arrêt d’urgence. On ressort de cette marche en plein air, sourds et lessivés par un vent marin puissant, couplé au vacarme sans fin du tumulte automobile.

Sur les hauteurs, dans la vieille ville, les quartiers en étage sont traversés par une coulée verte qu’enjambent des ponts, des piles en béton posées sur un carré de gazon. Les artères commerçantes voient à l’heure du déjeuner, les petits groupes d’adolescents se ruer dans les épiceries et les restaurants kebab. Quand ils ont repris le chemin des classes, ne restent plus alors pour nous regarder passer, que de vieux hommes assis sur des tabourets bas, palabrant à l’ombre d’un arbre ou se concentrant devant un jeu de dominos adossés au mur d’un café.

Le matin, le marché couvert voisin nous voit repartir un pot de yaourt fermier de deux kilos sous le bras. Nous étions bien conscients que nous devions quitter la ville le lendemain et qu’autant de laitage serait difficile à avaler en quelques heures. Mais le paysan ridé et malicieux assis sur son banc à côté de ses quelques pots de laitages était bien le plus malin et aura réussi en nous poussant un peu à nous convaincre que rien n’était impossible avec un peu de bonne volonté. On savait bien qu’on risquait de vivre un mauvais moment dans le bus du lendemain. Les deux kilos de yaourt furent savoureux et occupèrent la soirée. On ne regrettait rien, remettant à l’heure prochaine des virages dans le minibus, notre condamnation pour ce péché de gourmandise. Ce laitage fermenté valait bien quantité de remords et de mea culpa.

La fenêtre de notre chambre donne sur un paysage urbain, laid et encombré. Des ponts, des autoroutes surélevées, des chantiers de constructions bruyants sont les ingrédients de notre quotidien du moment. Juste en bas sous le pont d’une autoroute, les dolmus, les minibus collectifs circulant en Turquie, se bousculent, déversent leur lot de voyageurs, mugissent et ruent jusque tard dans la soirée. C’est la vie débridée en grand et dans une agitation folle, une activité de foumillère délirante, inhérente à toutes les gares du monde. Minots débarquant dans le quartier, on s’émerveille de la cacophonie. On se réjouit de tout ce bazar qui devient spectacle, qui devient chez nous pour deux nuits. Et puis on reprend une louche de yaourt.

Lorsqu’on grimpe sur le hauteurs de la ville, l’agitation décline au fur et à mesure qu’on prend de l’altitude. On voit les pentes d’une colline printanière approcher. On cultive le thé dans cette région, le climat subtropicale y étant propice.

Nous trouvons un raccourci en empruntant les allées soignées d’un parc botanique. Il accueille de jeunes écoliers à l’occasion de poses photos pour une remise de diplômes. La joie d’un rite de passage scolaire se partage avec celle d’un horizon proche des vacances estivales. Le parc s’égaye d’uniformes chamailleurs et de sourires éclatants, nous rendant complices avec quelques mères d’un spectacle réjouissant.


A la lisière de la ville, il y a une villa qui mérite d’arpenter quelques rues verticales. La demeure blanche aux lignes art déco est un bijou d’esthétisme dans ce fatras anarchique qu’est parfois Trabzon.

Elle est désormais célébrée pour avoir hébergé à chacun de ses séjours, Ataturk, le premier président et fondateur de la république Turque en 1923. L’élégant bâtiment, ses terrasses et son jardin aux lacets de buis taillés renvoie promener le visiteur, grâce à un mobilier intérieur restauré, dans un bouillonnant début de vingtième siècle.

En redescendant vers l’eau on croise l’église sainte Sophie, une solide frégate byzantine prête à prendre mer et qui conserve sous ses arches de pierres des fresques murales remarquables du treizième siècle. L’histoire, c’est ce truc qu’on croise aux coins des rues et qui rappelle qui on est. Et quand c’est beau, on relève alors la tête pour continuer le chemin.

Sur la place principale, une fête nationale de la jeunesse initiée toujours par le héros Ataturk entraîne danseurs et musiciens dans un an dro presque breton. C’est gai comme un jour férié au début du printemps sous les arbres en fleurs. Quelques discours officiels un rien ronronnant ponctués de jolies promesses pour un monde meilleur achèvent de nous convaincre, s’il était nécessaire, qu’on se trouve au bon endroit. On savoure l’instant en allant manger un kebab avec des ouvriers dans une mini cantine à l’angle de la rue voisine.

Les gens sont dehors jusqu’à tard, il fait doux et le vent dépose des embruns sur les bancs. Trabzon est une ville de province qui ne sait pas que la frontière géorgienne est à quelques encablures.

On passe deux jours plus tard la frontière à pied après avoir été poussé en dolmus jusqu’à la douane. On laisse au fonctionnaire pour toute déclaration, cette impression d’avoir traversé la Turquie en un clin d’oeil. Nos routes sont assassines parce qu’elles ne tolèrent que rarement le repos. Le claquement sec du tampon géorgien sur le passeport statut officiellement l’ouverture d’un nouveau chapitre. Nos routes sont un miracle car elles façonnent chaque jour vécu comme une pièce d’art unique et fragile. Avec en conséquence, cette obligation d’en prendre un soin infini.

La frontière dans le dos, on s’aligne avec d’autres personnes chargées de sacs sur un morceau de trottoir en attendant de savoir pourquoi on est là. On aimerait voir débouler un minibus collectif, un peu moins un taxi. C’est un car de la municipalité qui ouvre ses portes. Un peu d’empoignade, quelques bousculades, des coups de valises et des cris désordonnées. Tout le monde grimpe finalement, le coude dans l’œil du voisin. La promiscuité a ça de bon, c’est qu’elle laisse des bleus mais aussi des souvenirs.

On loge avenue Pouchkine comme un rappel de la proximité avec l’ours russe. On connaît la Géorgie pour avoir taillé le berceau de Staline. Elle est surtout redevenue visible lorsqu’en 1991 la maison soviétique s’est fissurée. Elle est pourtant l’héritage de royaumes antiques. Elle est le lieu de l’action du mythe de la toison d’or, de l’aventure folle de Jason et des argonautes. Elle restera indépendante malgré les incursions voisines des byzantins, des ottomans, des mongols et des perses jusqu’à l’annexion par la Russie tsariste au dix-neuvième siècle. Petite et ridée, ramassée et taiseuse, autant montagnarde que marin, la Géorgie est ce vieux pays qui doit retrouver l’énergie d’une jeunesse impétueuse dans des temps troublés sans horizon encore écrit.

Batoumi est un concept entre post-sovietisme et ultra-capitalisme. Les tours en constructions fusionnent avec les vieux balcons des années cinquante qui ne peuvent pas promettre qu’ils seront encore debout dans une heure. Des citadelles dans les nuages affichent leur toute puissance. Le soir elles jouent une partition de lumière, toisant d’archaïques immeubles qu’on dirait tout droit débarqués de Cuba.

Batoumi est aussi la ville du jeu, le Las Vegas de la mer Noire. Les turcs se ruent autour des tables rondes, interdites chez eux, pour tout claquer, tout boire et fumer au son d’une musique débridée. Surtout ne pas dormir avant le premier rayon de soleil. Les buildings arrogants, les tours en construction, les autres qui s’effondrent, un monde se recréé sur l’ancien. Une dernière partie de billard dans le Caucase, un dernier verre, dernières certitudes de gagner, le jour se lève sur la mer Noire. Trop tard, il faut dormir maintenant.

On vit en haut d’un immeuble de neuf étages. Rien d’extraordinaire mais la vue y est suffisamment élevée pour observer le monde d’en bas comme depuis une autre planète. Quelques mètres de plus suffisent à quitter l’effervescence des rues, les lieux communs et ses heures trop banales. Être roi du monde c’est vivre du haut d’une terrasse d’un building en regardant des fourmis s’évertuer à construire plus bas un monde éphémère qu’elles croient éternel.


A l’horizontale, on entretient les bons rapports de voisinage en s’ignorant royalement. On fume, on étend son linge, on dîne sur les balcons comme si on était seuls alors que ce sont mille fenêtres qui s’invitent à la table. Dans le même temps un son électronique monte dans la nuit depuis une autre ville, celle d’en bas. On vit en apesanteur à Batoumi, la ville aux étoiles.

Bord de mer, brise marine qui vient de Crimée, les pêcheurs accoudés au ponton rythment la carte postale de leurs lancés réguliers et vertigineux, au moins jusqu’à l’horizon. Les barques de pêcheurs prennent le large, la plage de galets sur laquelle on marche ce matin doit être un supplice quand il s’agit de poser une serviette. On trempera la main dans l’eau pour l’histoire, comme de lamentables couards frileux. On s’en fout, on a l’excuse de l’âge désormais.


Au bout de la jetée, un sculpteur raconte l’histoire d’Ali et Nino, deux héros romanesques cousins de Roméo et Juliette. La géorgienne Nino tombe amoureuse de l’azerbaïdjanais Ali. Deux familles, deux cultures, deux religions, deux statues mobiles qui accomplissent une révolution en dix minutes. Avec deux, on ne fait pas un, dit la règle.

Ali et Juliette se font face, un et un ne font pas un. Puis imperceptiblement, Roméo et Nino se rapprochent l’un de l’autre jusqu’à qu’ils se touchent timidement d’abord, puis s’enlacent tendrement pour se confondre un instant. Ali et Nino réinventent les mathématiques, contredisent la règle et brisent les tabous.

Un et un font un. Tous les amoureux le savent bien.

Le cycle ne s’émeut de rien et continue froidement son manège, la vie, le mouvement, satanée vie. Les amants s’éloignent une fois encore. Ali meure à la guerre, Nino pleure. Les histoires d’amour finissent mal. Peut-être mais quand-même l’amour…quelle aventure.

Batoumi comme Trabzon sont aussi des frontières maritimes qui parlent d’échange avec le reste du monde. Ports de commerce d’importance pour leurs pays respectifs, ils sont une fenêtre sur la mer Noire, sur l’Ukraine et la Russie notamment. Un ancien ferry hors d’eau indique sur son flan qu’il effectuait des traversées régulières entre Sochi et Batoumi. Vieille histoire pour l’heure.

On choisit aux aurores la voie terrestre, gare routière de Batoumi entre les docks et la station ferrovière. Rien d’engageant dans ce décor coupe-gorge s’il n’y avait pas une marhstrutka pour nous embarquer vers le nord. Elle n’y est pas lorsqu’on arrive. Un gros type comprend qu’on veut aller à koutaïssi. On comprend qu’il nous dit de ne pas bouger. On ne bouge pas. Trois quart d’heure plus tard, un fourgon débarque. On passe un billet au gros type qui le repasse aussitôt au chauffeur. On embarque, on est parti. Ça a du bon parfois d’obéir aux ordres.

On a juste pas osé demandé si on partait bien à Koutaïssi. Mais est-ce réellement important ?


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