Marshrutka et Svanétie

En posant le pied à Koutaïssi, on file au grand marché couvert pour acheter quelques tomates et un kachapuri, le pain géorgien en forme d’œuf sur le plat ou de poêle à deux manches, selon l’humeur. S’y ajoute un tchourtchkhela, une friandise en chapelet constituée de noix ou de noisettes, enrobées d’une paraffine à base de jus de raisin.

On emprunte le chemin qui monte sous les arbres en direction d’une église repérée en descendant de la marhsrutka. La cathédrale de Bagrati sise sur la colline Uk’imerioni fût construite au onzième siècle, détruite en partie par les troupes ottomanes en 1692 avant d’être restaurée au milieu du siècle dernier. Symbole de la troisième ville du pays, elle doit aussi sa renommée à sa vue imprenable. Soleil et digestion faisant généralement bon ménage, on s’allongera sur l’herbe le temps de savoir encore une fois ce qu’on allait bien pouvoir faire de nos vies et accessoirement du reste de la journée. N’ayant pas trouvé réponses à toutes nos questions, on redescendra chercher des indices dans les rues de la ville, non sans s’être fait préalablement rudoyés et taxés d’une obole par de larges femmes bavardes et potaches faisant profession de mendicité au pied de la cathédrale.

Le lendemain on abandonne l’agitation paisible de Koutaïssi pour marcher jusqu’au monastère de Motsameta à quelques kilomètres de la ville. Surplombant un torrent de montagne, on l’atteint en suivant les rails oxydés d’un chemin de fer qui longe les collines boisées. L’église et la moinerie apparaissent, après un ultime virage et quelques larmes de sueur, dans un écrin végétal. Pressés d’aller déballer le cadeau, on accélère le pas, on s’emballe même. Trop vite.

A deux pas de l’entrée, un alignement de véhicules garés sur un terre-plein efface en deux secondes l’idée saugrenue que nous aurions pu être seuls sur les lieux. C’est toujours drôle de constater que la terre est beaucoup moins peuplée sur les sentiers que derrière les barrières des parcs automobiles, même payants. On passe le parking en même temps qu’on laisse notre colère absurde dans le coffre d’une de ces bagnoles en tôle climatisée.

Aux heures chaudes, on descend à la rivière qu’on peut apercevoir tout au fond d’une gorge. Personne ne suit car tout le monde sait qu’il faudra suer pour remonter. Nous sommes cependant rejoint par une peintre harnachée de son chevalet et d’une toile minuscule encore vierge. L’artiste nous gratifie d’un sourire, se baigne d’abord dans l’eau transparente, puis les cheveux encore mouillés plonge à nouveau, cette fois avec son pinceau, tête la première dans sa toile. Nous souhaitons à cette naïade armée d’un tube de peinture, de trouver l’inspiration. Elle rappelle les impressionnistes qui au siècle dernier, abandonnaient leurs ateliers pour battre la campagne. Quant à nous qui ne sommes pas artistes pour un sou, on se contente, le cul sur deux cailloux, de savourer cet instant de silence partagé. Comme une respiration au fond du monde.

Les soirées de Koutaïssi sont des flâneries douces et gaies au bord de la rivière Rioni. On passe sur le pont aux chaînes, on traîne les pieds sur le tablier du pont blanc, suivant d’un regard distrait les deux petites cabines rouges et jaunes du téléphérique se croiser au-dessus d’eaux grondantes et grises. Et puis c’est samedi, alors on laisse le temps filer encore un peu plus que d’ordinaire, les coudes posés sur la rambarde en écoutant une musique s’évader d’une terrasse voisine.

Il faut bien 6h00 depuis Koutaïssi pour atteindre Mestia en marhstrutka. C’est le nom imprononçable attribué aux camionnettes que l’on peut emprunter partout dans l’ex-union soviétique. Ça signifie littéralement en russe « taxi en route ». Dans la pratique, ça se traduit par « tape-cul communautaire », le couteau soviet de la route et de la débrouille. Une école de patience qui ne démarre que lorsqu’il est plein. On nous conseille de ne jamais les emprunter de nuit, la faucheuse et l’ivresse faisant parfois partie du voyage. La vérité est que depuis notre arrivée en Géorgie, les chauffeurs de marshutka sont à l’heure et conduisent comme des anges. Alors soit la chance est de notre côté, soit on nous a bien baratiné.

A la moitié du parcours on enchaîne les virages et la mauvaise route. On est secoués, bousculés, malmenés. C’est interminable et personne jamais ne se plaint. Marshrutka, ça veut dire « agités du bocal ».

Seule, elle est simple tour carrée, phare de mer ou tour génoise, signalant la présence du foyer au voyageur, veillant au grain, guettant les invasions barbares. En nombre, érigées aux pieds des maisons, elles deviennent corps d’armées tendues jusqu’au ciel, menaçants soldats de pierres défendant la vallée. Les tours svanes sont les premiers édifices que l’on voit en arrivant à Mestia. Le fond de la vallée s’arrête à Ushguli à quelques dizaines de kilomètres de là et tout le long de la rivière en Svanétie, les hameaux se signalent par ces bâtisses médiévales au coeur des montagnes du Caucase. Outre leurs aspects défensifs, les « koshki » sont également une démonstration de richesse et un symbole de pouvoir. Classées au patrimoine de l’UNESCO, elles sont le reflet et la fierté de la culture svane.

La Svanétie semble être une vaste estive paradisiaque lorsqu’on y jette un œil depuis la terrasse de notre chambre. Outre les immanquables tours carrées, surmontées du drapeau géorgien rouge et blanc, la rue principale de Mestia est également le lieu d’un spectacle constant.

Les animaux sont en Géorgie laissés volontiers en liberté. Alors il n’y a rien d’extraordinaire à observer des vaches stationnées devant une épicerie, un cheval solitaire trottant sur une route ou des cochons traînant devant une échoppe. Quand aux chiens présents en nombre, on les trouve allongés sur les trottoirs, au milieu des routes en lacets ou suivant un inconnu sur un sentier de montagne. Loin d’être un privilège automobile, la route se partage assez naturellement, occasionnant ainsi de nombreux slaloms, ralentissements et autres arrêts intempestifs afin que chacun y trouve sa place. Et cela devient évidemment une source d’amusement pour qui observe la scène.

Ce matin, la météo clémente nous permet de monter jusqu’aux lacs Koruldi situés sur la ligne de démarcation russe à 2700 mètres d’altitude. A la sortie du village, un premier sentier trace presque droit au milieu des sapins et donne le ton de la journée. Nul lacet pour adoucir la pente, on souffle dur, les mollets tirent et nous sommes heureux de retrouver les verticales parce qu’en levant les yeux, derrière le voile de sueur, il semble que tout s’éclaire.

Mille mètres plus haut, on atteint un plateau d’où une grande croix en acier domine toute la vallée de Mestia. On poursuit L’ascension. La vue désormais dégagée, laisse apparaître en ligne de mire le mont Ushba qui culmine à 4710 mètres, aisément reconnaissable avec son jumeau à ses côtés. Sa légère ressemblance avec le Fitz Roy nous rappelle nos chères échappées argentines. Le ciel est dégagé et la neige, très présente encore fin mai, masque les lacs que nous pensions découvrir. Le pays blanc qui s’offre au regard est une bien large compensation.

Une frontière russe invisible à quelques pas, un monde blanc et silencieux, purgé de toutes ses peines. On s’allonge dans un creux sur un bout d’herbes brûlées, la tête calée sur un plat granitique, les yeux au ciel en se jurant qu’on ne redescendra pas.

Et puis plus tard, finalement on s’en ira, infidèle à notre promesse de ne plus bouger du paradis, incapables de rester assis à notre place, piètres humains à ne jamais savoir ce qu’ils font là.

Le lendemain de l’ascension ressemble à une descente abrupte. Une allergie qui s’aggrave depuis quelques jours change nos plans de conquête. L’hôpital de Mestia est un modeste établissement sans grand moyen avec beaucoup de personnel. Et si, comme dans l’ensemble du pays, le sourire n’est pas ce qui circule le plus dans les couloirs, les soignants sont attentionnés. Les sommets d’hier ne sont pas très loin et pourtant on les regrette déjà. L’air frais sur le visage, les traces laissées dans la neige, le soleil qui brûle les joues et le front, les muscles des jambes douloureux, tout ceci manque terriblement lorsqu’on stationne sur un lit d’hôpital. Aux urgences, le gars du lit d’à côté est autrement amoché. Les contusions multiples et la difficulté à bouger laisse penser qu’une chute grave en est à l’origine.

On apprendra plus tard dans le village, le décès de l’alpiniste Nikoloz Paliani, un jeune guide de montagne de 29 ans. Sa tentative d’ascension du mont Ushba avec trois compagnons venait de se solder par une défaite sans appel à 3600 mètres d’altitude.

On croisera le dernier voyage de l’alpiniste, l’enfant du pays. Les habitants de Mestia en nombre, le cercueil porté ouvert dans la rue principale, un chant traditionnel, puissant et grave.

Revenaient en mémoire quelques lignes de Cédric Gras sur les fameux alpinistes de Staline. On y trouvait une filiation naturelle entre ces jeunes hommes, morts ou brisés, croisés aujourd’hui à l’hôpital ou sur le chemin du cimetière, et les héros de l’époque de l’alpinisme soviétique.

« L’été 1957 est un échec. La face nord du Tchatyn au Caucase ne se laisse pas faire, malgré la présence dans l’équipe Abalakov de la nouvelle étoile de la varappe soviétique, le Géorgien Mikhaïl Khergiani. Ce fils de berger est champion d’escalade d’URSS et la preuve s’il en faut du nivellement des classes au pays des Soviets. »

La montagne est de tout temps pour ces aventuriers une obsession bien trop puissante pour y renoncer définitivement et se contenter de la regarder d’en bas. Il faut grimper sans en considérer le prix.

Le lendemain, nous nous engageons sur l’autre versant, à hauteur des patures fleuries. Les rhododendrons font des bouquets lumineux qui jalonnent le chemin. Au loin, le glacier Chalaadi gris souris descend en fond de vallée.

Épicéas, sapins, feuillus forment étages, s’harmonisent et dessinent un pays de montagnes denses et nuancées au coeur de la Svanétie. Un bourdon passe de fleurs en fleurs, troublant d’un ronronnement rassurant la quiétude de la vallée de Mestia. Nous suivons les chemins des bêtes, les traces des sabots, la voie des estives gourmandes. On se perd évidemment, jusqu’à un hameau abandonné où seule une tour svane semble encore se maintenir droite. Les maisons sont en revanche à l’abandon, les toits en bardeaux écroulés laissent les murs de pierre nus dans un équilibre précaire, indifférents au temps et à leur sort. Nous sommes accueillis par une troupe de cochons surpris de voir des bipèdes débarquer dans ce refuge ouvert au quatre vents.

La suite est une marche hasardeuse à travers champs, enjambant rambardes et barrières défoncées. Les fleurs laissent sur les pantalons un épais film d’étamines jaunes. On saute les ruisseaux, s’accroche aux piquets brisés, surveillant d’un œil légèrement inquiet, le fusil qui voudrait nous chasser de ses terres. Rien de tout cela, nous sommes seuls.

On retrouvera le chemin perdu là où nous ne l’attendions pas. La tête sous une descente de ruisseau afin de nous nettoyer avant de rejoindre la vallée, nous savions déjà que, bien qu’égarés encore une fois, cette échappée resterait avant tout une bien jolie course à travers champs à la poursuite du printemps.

En fin de journée sur le chemin du retour, en même temps que nous, un cheval descend seul d’un sentier abrupt, contourne l’église, passe le pont au dessus du torrent qui chante fort, et entre dans le village de Mestia comme un prince en son royaume.

Étrangers dans cette haute montagne de Svanétie, nous savions bien être chanceux d’y avoir été invité.

On le suivait.


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