Pour rejoindre Goris dans le sud, notre marshrutka passe par Karki en Azerbaïdjan, ou plutôt par une de ses enclaves d’à peine vingt kilomètres carrés enchassée sur le territoire de l’Arménie. Ce confetti résume bien la situation inextricable dans laquelle vive les deux voisins ennemis.
La route perd de temps à autre sa peau de velours. On retrouve le gravier et les nids de poules qui tabassent les corps dans la camionnette. On s’arrête lorsqu’on croise un troupeau de vaches ou de moutons accompagnés par un homme à cheval, le cousin d’un lointain gaucho argentin.


Goris est une bourgade sage, presque oubliée à l’autre bout, au sud de l’Arménie. Il y a peu, la ville avait pourtant perdu sa douceur de vivre et se retrouvait en 2020 en première ligne du conflit du Haut-Karabagh. Lorsque l’enclave autonome céda face à l’Azerbaïdjan, 100 000 réfugiés déferlèrent sur Goris, déboulant il y a deux ans par le corridor de Latchine, abandonnant dans l’urgence, maisons et biens. Ce qu’il restait de leurs vies rentrait dans le coffre d’une vieille Lada 1300SL. 2500 ans de présence arménienne dans les montagnes du Haut-Karabagh s’évanouissait dans le chaos de la guerre pour finir sous les tentes de la croix rouge campées sur la place de Goris.


Aujourd’hui, il reste les camions militaires sur les routes, un plan d’évacuation du comité de la croix rouge international punaisé dans le logement où on habite. Devant, sur la rue en terre, un véhicule humanitaire en attente. Et puis des drapeaux du Haut-Karabagh qui flottent encore sur des balcons. Les réfugiés sont repartis vers le nord pour tenter de réinventer la vie.


Jusqu’au 18e siècle les montagnes du Haut karrabagh avaient séparé géographiquement les chrétiens vivant sur les hauteurs et les musulmans établis dans la plaine. L’annexion de la région par les Russes en 1805 bouleversera l’équilibre existant. A la chute de l’URSS, suivront trois décennies de conflits entre les ex-républiques soviétiques du Caucase.
On monte sur les hauteurs, par des chemins qui embarquent nos pas à travers un pays de collines verdoyantes. De là, on a vue sur toute la ville recroquevillée dans la vallée. Elle est un peu à l’image du pays. L’Arménie, c’est l’histoire d’une anomalie ethnique plurimillénaire, c’est une île chrétienne noyée au milieu d’un orient turcique.

On se faufile entre les cheminées de fées, suivis de haut par des vautours percnoptères. Ils décrivent des cercles lents au-dessus de nos têtes, postés en embuscade comme une escadrille prête à piquer sur ses victimes. Ils attendent leur heure et par conséquent la notre. Qu’ils patientent encore un peu.



L’Arménie, c’est une volonté farouche de ne pas disparaître. On est presque étonnés de constater qu’une langue originale et une culture minoritaire ne soient toujours pas rangées sur les étagères de l’histoire des peuples disparus. Le goût fade pour l’uniformisation atteindra bien, tôt ou tard, son ennuyeux dessein. On redescend dans la ville avant que tout cela ne s’efface.


La veille lorsque nous étions encore sur la route, on discutait avec un arménien venu passer six mois à Vienne, en France. Goris est jumelé avec la ville près de Lyon. Les échanges sont réguliers entre français et arméniens depuis une trentaine d’années. On croise dans les rues les drapeaux jumelés. On traverse le parc de Vienne dans le centre du bourg. A écouter le jeune homme évoquer ses souvenirs glanés en France, on réalise que ces amitiés là valent bien plus que l’image parfois un peu désuètes qu’elles peuvent véhiculer.


Sur la route entre Erevan et Goris, il y a un monastère capable de lever les cœurs. Au détour d’un virage après un défilé de virages entre des hautes parois de montagne qui surplombent la rivière Amaghou, on le voit s’élever sur un replat au sein d’une minuscule vallée, Noravank.


Ce monastère se développe à partir du XIIIè siècle sur les fondations d’une ancienne église. Il est aujourd’hui un haut lieu du patrimoine en Arménie. La présence d’une séance photos de mariage poussera cependant à nous échapper par un sentier de chèvres afin de s’éloigner de l’excitation ambiante. Du haut d’un rocher on prenait toute l’ampleur des lieux. Noravank est une perle de safran posée dans un écrin rocheux grenat. L’azur du ciel en souligne l’harmonie parfaite avec son environnement. Quand le travail des bâtisseurs est de se fondre dans les failles et les rides des montagnes, l’être humain est assuré de trouver bonne place dans le monde. A trop vouloir s’extraire de la nature, notre siècle avait sans doute oublié ce précepte élémentaire. Nous vivions désormais nulle part et cela signait le début de nos angoisses existentielles à venir.


L’ensemble médiéval ne s’embarrasse pas de surcharge ornementale. Seuls le travail d’entrelacs sur le bois des portails, les sculptures sur les tympans et les ouvertures des églises sont tolérés. Sur les abords, des Khatchkars, ces stèles sculptées d’une croix et décorées d’ornements, tracent un chemin vers la montagne.


Une caractéristique commune aux églises et monastères arméniens est cette volonté constante d’intégrer l’architecture à son environnement. Nous pouvions en admirer le résultat en contemplant Noravank.
Le lendemain, on fuyait la foule présente à la visite de l’incontournable monastère pour retrouver la solitude des sentiers d’altitude dérobés et des chapelles oubliées.
On emprunte un sentier de pierre en copinant un temps avec un ruisseau puis en se frottant ensuite à des falaises abruptes pour finir par dépasser 2000 mètres jusqu’à l’église Saint Astvatsatsine. Encore une fois, l’édifice et son environnement valent largement quelques jurons poussés en dérapant dans la pierraille sous le soleil. C’est beau, même avec de la sueur dans les yeux.

En redescendant au village, nos repères de GR sont des coquelicots arméniens, une variété endémique volumineuse rouge étincelante, qui fait office de balise dans la montagne.
On croise un berger qui d’une main retient son chien, de l’autre nous offre de l’eau fraîche. Son troupeau s’installe précisément à l’endroit où nous avions envisagé de nous poser un instant auparavant. Notre instinct ne nous avait donc pas menti, l’endroit était bon, mais on s’inclinait face au nombre.


On déjeunera plus loin d’un lavash, la fine galette arménienne, et d’abricots juteux, allongés dans une prairie au bord du ruisseau. L’extravagante richesse de biodiversité que l’on avait sous les yeux mettait en lumière ce que nos campagnes avaient perdu en quelques décennies. On avait troqué le paradis en échange d’alignements de blés rabougris et de maïs pour goinfrer des bêtes dépressives. Nous étions subjugués par la beauté de cette vallée. On pleurait nos paradis perdus.


Les papillons par dizaines, virevoltaient au-dessus de l’eau. Les buissons d’aubépine formaient des bouquets de roses au pied d’une garrigue parfumée de thym qui remontait une pente rocheuse aride. Les insectes étaient des milliers, nous escaladaient, volaient en escadrille, menaient batailles en faisant la course aux fleurs sauvages colorées. Quelques grenouilles croassaient de temps à autre histoire de parler. Et il y avait toujours des oiseaux à jacasser. En fermant les yeux, on voyait même Monet devant son chevalet. Et nous, cernés par cette nature du premier jour, nous restions là, allongés et silencieux, à suivre la course des nuages. Le tableau était gentiment naïf, presque niais. On s’en foutait bien, on y avait trouvé notre place.
Et puis il y a Tatev.
Tatev, C’est loin.
Aux confins du pays, à quelques pas de l’Iran et de l’Azerbaïdjan.
Tatev, c’est un peu l’image qui faisait rêver lorsqu’on était chez soi enfoncé dans son fauteuil en maugréant la sempiternelle rengaine, » Pourquoi ici alors que les montagnes, les vallons et Tatev en avant poste sur un piton rocheux ? ». Et s’il arrive parfois que notre imagination, une lecture ou encore une image trop soignée embellissent la réalité, il se trouve qu’aujourd’hui, Tatev sur un piton rocheux, c’est comme sur la carte postale.

Lorsqu’on se lève en même temps que le soleil, la montagne est encore enveloppée d’un voile de mousseline. Le ciel, presque sans nuage, coiffe la ligne de crête d’un drap de nacre dilué dans la rosée. C’est là qu’il faudrait vivre, face à la fenêtre au milieu des montagnes de Tatev. On voudrait encore une fois s’installer définitivement tout en sachant que tout cela n’est que temporaire. On n’ignore pas que mille lieux nous ont déjà donné le goût d’y habiter. On souhaite qu’au moins mille autres nous donnent encore l’envie de déménager.

La construction du monastère débute au IXe siècle. A partir du XVe siècle, il devient une université médiévale importante d’Arménie mêlant travaux sur la théologie, la philosophie, la poésie et les sciences. Il abritera au XIe siècle jusqu’à mille moines.
Confronté aux invasions successives seljoukide puis timouride d’Asie centrale, il est pillé, incendié et dépossédé tout au long de son histoire, ses hautes murailles n’empêchant en rien l’appétit conquérant des riches empires se succédant dans la région. Tatev connait une renaissance au XVe siècle malgré un autre pillage, perse cette fois, pour finalement passer sous l’autorité tsariste russe en 1836. On a beau être planqué au bout du monde, niché sur un promontoir entre deux montagnes, l’Histoire est toujours à toquer à votre porte, même lourde et blindée.
Entrer dans l’église de saint Grégoire, c’est pénétrer dans une grotte. Les murs anthracites, comme brulés, sont dénudés. De larges dalles de marbres, noires également, sont recouvertes sur quelques endroits de tapis pâles et patinés. Les fenêtres semblables à des meurtrières sont les uniques puits de lumière.


Les bougies abricots flottent à la verticale d’un miroir d’eau sur les reposoirs en métal. Elles sont des amers dans un océan noir.
Pierre Soulage cherchait la lumière dans le noir. C’est exactement ce que l’on fait dans cette église qui, dans un décor épuré, presque nu, offre à percevoir la lumière dans un tableau de nuit.
Un prêtre au large sourire et à la barbe brouillonne bénit les visiteurs qui passent à portée de bras. On reste assis à l’observer. Longtemps.


Dans le monastère, la vue est spectaculaire depuis les balcons qui surplombent la falaise orientée à l’est. Toute la vallée s’engouffre dans les rétines en même temps qu’un vent tiède balaye les visages avant de plonger dans la gorge de Vorotan.
Le matin nous y étions descendus par un sentier de mule, mille mètres plus bas, pour aller trouver un ermitage du 14è siècle. Un maître d’œuvre et une poignée d’ouvriers s’attaquaient à sa restauration. Ils nous laissaient entrer et visiter seuls les bâtiments. On explorait les cellules monastiques, ce qui devait être le réfectoire et puis l’église avec pour seul témoin d’une vie humaine, une bible posée sur un pupitre.


Le silence qui enveloppait l’ermitage au fond de la gorge sera ce qui nous retiendra avant de devoir reprendre notre ascension.
Un moine, l’unique, nous saluait avant de se repencher sur son potager. Il béchait, on s’élevait.


Tatev est un havre de paix posé sur un piton rocheux. Tout autour, les champs sont emplis du bourdonnement des insectes et les fleurs sauvages en tapissent l’horizon. Depuis la falaise du monastère une cascade blanche s’écroule de toute ses forces jusqu’à l’ermitage niché en fond de vallée. Là, vit un moine en robe noire, coiffé d’un stetson de cowboy. Il est penché sur ses plants de haricots toute la sainte journée. Et quand il lève la tête, la montagne toute entière témoigne de la beauté du monde.


Tatev, c’est l’histoire de l’image d’une carte postale que l’on était venu voir pour de vrai.

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