La route depuis la frontière géorgienne jusqu’à Erevan fait la course avec la rivière Debed, en suit les méandres et traverse un village où une usine grande comme une ville, balafre d’un trait de rouille des collines qu’on croirait irlandaises. La cheminée d’un haut fourneau éteinte pour toujours laisse dans le paysage le goût amer des défaites et la triste matérialisation du mot abandon. Paradoxalement il exerce sur nous une fascination immédiate.
Au virage suivant, c’est une étendue infinie de prairies vallonnées qui défilent devant les yeux. L’Arménie ne connaît pas la plaine, elle est née sur des collines à mille mètres d’altitude et n’a de goût que pour les ondulations. Quelques villages étirés le long de la route fixent le regard. Murs et toits ocres au milieu d’un carré potager passent furtivement derrière la vitre de notre marshrutka.

La route est un défilé d’indestructibles automobiles Lada comme on en avait rarement vu autant jusqu’à présent et sur lesquelles le temps n’a plus de prise depuis cinquante ans. La caisse d’antan aux angles saillants refuse la casse, quitte à traîner dans les côtes en crachant une suie noire épaisse de temps à autre. Des camionnettes Uaz 452, indispensables compagnons russes des sorties de bitume tournent également encore à plein régime dans des versions sanitaires ou comme marshrutka locale. On voyage au musée pour tromper les heures de routes.


Erevan s’élève à une altitude moyenne de mille mètres comme l’essentiel du pays mais c’est la plaine d’Ararat qui est le berceau de l’Arménie. Institué capitale du pays depuis 1918, la ville laisse une impression sensiblement grise et polluée lorsqu’on l’aborde depuis la gare routière du nord. Une faille béante sépare les faubourgs et nous devons faire un large détour afin d’atteindre notre foyer qui se trouve pourtant en face à tire d’aile. Les gaz d’échappement généreusement inspirés durant l’heure de marche qui suit sont les premiers souvenirs que nous laissent Erevan.

Diamétralement opposé à la désordonnée Tbilissi, le plan des rues de la ville est rigoureusement taillé au cordeau. Les façades brutes des bâtiments dénuées d’aspérité donnent le ton. C’est massif, carré, inventé pour être utile et tant qu’à faire, prévu pour impressionner le visiteur. Seules les teintes roses et crèmes du tuf volcanique local viennent apporter une fantaisie bienvenue et alléger un peu ces monolithes à l’esthétique toute soviétique.


Cet urbanisme moderne a été initialement élaboré sous le crayon de l’architecte Alexandre Tamanian à partir de 1924. On lui doit également l’opéra de la ville, les larges avenues arborées qui quadrillent l’espace urbain et la place de la république, chère aux coeur des érévanais. L’architecte modernisa ainsi en quelques années la petite ville provinciale pour la transformer en une capitale moderne du vingtième siècle.

Les fontaines et jets d’eaux sont nombreux dans la capitale. Si leur vocation utilitaire est toujours d’actualité, elles sont aussi source de détente et un motif d’amusement pour nombre d’enfants à qui on accorde le droit de les détourner dans un concert de cris et de pitreries. Alors on peut voir dans les parcs ouverts, au coeur de la ville, des gamins en maillots de bain courir au milieu des fontaines, jouer avec les jets d’eaux en s’arrosant sous le regard amusé des passants.


C’est toujours Alexandre Tamanian aux commandes de la résurrection d’Erevan qui imaginera la Cascade dans les années vingt, cet escalier monumental orné de terrasses et de fontaines. Oublié sur la planche à dessin à la mort de l’architecte, l’idée fût cependant reprise par Moscou, séduit par ce concept monumental et fût construit en 1970. Aujourd’hui point inévitable d’une visite à Erevan, l’escalier est également devenu une galerie d’oeuvres d’art contemporaines à ciel ouvert. Elle accueille des artistes internationaux comme le colombien Botero ou l’espagnol Jaume Plensa.


A l’entrée de la place de la Cascade trône l’imposante statue d’Alexandre Tamanian penché sur les plans de la ville. Il reste pour les habitants, ce Haussmann arménien qui, en développant un style néo-arménien, remis Erevan au centre du monde.
Il existe aussi dans l’héritage de Tamanian une curiosité que l’on découvre une fin d’après-midi. C’est un ancien tunnel de près de 500 mètres qui relie le quartier du Kond au centre de la ville. Sombre et couverts de graffitis, il fût construit dans les années trente du siècle dernier.

Il permettait aussi d’atteindre un ancien parc d’attraction de l’époque soviétique niché au fond d’une gorge boisée, la gare des enfants. L’ensemble gît aujourd’hui dans une forêt en friche sans avoir repris d’activité. Et si cela ressemble plutôt à un site urbex où achèverait de rouiller une antique locomotive devant une gare en ruine, le lieu est curieusement un endroit prisé où les évéranais se promènent le dimanche après-midi comme si rien n’avait changé depuis 70 ans. Ce qui devrait être un repère pour mauvais garçons est ici toujours une balade collective et nostalgique dans un univers soviétique disparu.


L’atmosphère surréaliste ne cessera de nous étonner et il faut bien avouer qu’à force de traîner au milieu de ce monde décati et branlant, amplifié par une complainte russe émanant d’un restaurant voisin, nous finirons nous-mêmes par éprouver quelques regrets pour un monde révolu que nous n’aurons pas connu. On reprendra le soir le tunnel dans l’autre sens pour retrouver le vingt et unième siècle.
On va à l’opéra ce soir. L’auguste bâtiment soviétique, dédié au chant lyrique et au ballet, présente La bohème de Puccini. Alors, on se réjouit d’assister à cette tragédie se déroulant dans le Paris du 19è siècle.
Une mansarde sur la butte Montmartre, un drame terrible, l’amour jusqu’au bout, des sonorités italiennes dans l’antre de l’art lyrique d’Erevan en Arménie. Une vie de bohème et vingt ans pour toujours.




On rejoindra plus tard à pied notre chambre sous les toits dans les faubourgs à l’autre bout de la ville. Vieux bohémiens que nous croyions être, on fredonnait, en le massacrant joyeusement, un air d’opéra. On traversait la nuit d’Erevan en rêvant de Paris.
Place de la république, les jets d’eau jouent une partition scénique pour veilleurs de nuit. Une musique de fond l’accompagne. On s’agglutine avec les érévanaises, les évéranais devant les projections d’eau lumineuses.

Il y a le palais du gouvernement qui rosit dans la nuit et la place de la république, orpheline de sa statue de Lénine, qui ne veut toujours pas aller dormir. Erevan veille encore une seconde.

A l’instant où nous quittons les lieux, une musique familière résonne sur la place. C’est Jacques Brel qui interprète la valse à mille temps. Sur les marches de Montmartre, assis sur la margelle d’une fontaine à Erevan, on se demande quand même parfois quel peut être cet artisan de génie capable de fabriquer ces instants parfaits. Sans vraiment pouvoir le nommer, on le remerciait, et puis on filait dans la nuit en continuant à massacrer La Bohème.
Celle d’Aznavour cette fois.

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