
Erevan développe également une forte affinité avec le mont Ararat. Désormais cartographiée en Turquie non loin de la frontière arménienne, la montagne à l’illustre nom biblique, refuge de Noé et de toute sa ménagerie, est un symbole fort pour l’Arménie. Et il l’est particulièrement pour Erevan d’où on peut l’apercevoir par beau temps depuis les terrasses de la ville. Le mont Masis, l’autre nom d’Ararat, restera pour toujours le coeur de l’Arménie historique.


On s’en rapprochera un autre jour au plus près en nous rendant jusqu’au monastère de Khor Virap. Placée sur un monticule au milieu de la plaine d’Ararat, entre alignements de vignes et rangs d’abricotiers, l’église fait allégeance au géant de glace. Et si l’édifice religieux n’est pas inoubliable, la vue vaut bien son pesant d’éternité. Les 5137 mètres enneigés du mont sacré, nimbés d’une écharpe de coton rendent immédiatement humble lorsqu’on est au pied du monastère. Le décor est figé dans ce pays de frontières partagées avec la Turquie et l’enclave azerbaidjanaise. Dans le ciel les hirondelles batifolent, les corneilles jasent au-dessus des tours de guets, une cigogne passe comme une flèche devant les neiges d’Ararat. On rebrousse chemin.


Sur la route du retour, un gars nous embarque dans sa voiture. On ne lui dit pas où on va, il ne le demande pas. Il démarre en trombe. Une musique du diable fait trembler sa vieille Gaz Volga rugissante. Les sièges sont défoncés, l’air est chaud, les fenêtres béantes, un drapeau arménien et une croix pendent au rétroviseur. Ararat dans le ciel bleu défile en cinémascope accéléré derrière les cerisiers de bord de route.


On devrait toujours avoir Kerouac dans sa poche en cas d’urgence.
“Les seuls gens qui existent sont ceux qui ont la démence de vivre, de discourir, d’être sauvés, qui veulent jouir de tout dans un seul instant, ceux qui ne savent pas bâiller.”
On aurait pu hurlé ce passage en arménien au jeune type silencieux qui semblait décidé à nous conduire on ne savait où. Alors il aurait sans aucun doute accéléré en montant le volume de la musique ! Plus rien n’avait de sens, et à vrai dire c’était sans grande importance.
Nous étions sur la route.

A l’est d’Erevan, la gorge de Garni nous invite à faire un détour avant de remonter vers le nord. La rivière Azat y est entourée de hautes falaises d’origine volcanique sculptées par l’eau et le vent. Et ce sont des centaines de colonnes basaltiques qui forment un paysage grandiose et véritablement exceptionnel. L’appétence humaine pour la symétrie y trouve là l’occasion de se réjouir devant une nature bien ordonnée. Cette symphonie de pierre, ainsi nommée pour sa structure évoquant de grandes orgues, donne à la gorge des allures de cathédrale en plein air.



Sur les hauteurs, un replat accueille un temple hellénique du 1er siècle détruit lors d’un tremblement de terre en 1679 et reconstruit en 1975. Une des rares traces de la Grèce antique en Arménie.


Il faut une dizaine de kilomètres pour atteindre le fond de la gorge. Connaissant l’attrait des arméniens pour bâtir leurs églises au creux des plus beaux paysages du pays, il semblait évident de butter à nouveau ici contre quelques pierres taillées.
Le monastère de Geghard est un exemple remarquable d’art religieux, sa particularité résidant dans sa partie troglodyte. La tradition le présente comme un lieu de culte des chrétiens des origines du IVe siècle. L’église principale du XIIIe siècle sera ensuite accolée aux chapelles creusées dans la roche à la création du monastère. S’il connut, comme d’autres édifices arméniens, les très classiques pillages et destructions arabes puis mongoles, il demeura une école de musique et de manuscrits renommée. Il deviendra également un lieu de pélérinage populaire en raison de la présence d’une relique présentée comme étant un morceau de l’arche de Noé.
Ce qui nous touche et intrigue évidemment le plus est cet ensemble rupestre hors normes. Les chapelles que l’on visite ne sont pas toutes éclairées et c’est en tâtonnant qu’il faut parfois avancer. Au fond d’une cavité creusée, le plic ploc invisible d’une goutte d’eau en chute libre amène une grande fraîcheur. On distingue quelques personnes se pencher, en prenant soin de ne pas glisser, vers une vasque au sol remplie d’eau.


Et si les cellules de notre appareil photo parviennent à déceler les sculptures fantômes et les mobiliers taillés dans la pierre, nos yeux sont quant à eux, bien incapables d’en percevoir le moindre détail. Nous perdons un instant nos repères cartésiens, frêles aveugles accrochés aux parois humides de l’église souterraine. Ne reste plus alors qu’à marcher dans la nuit avec, pour guide ultime, la foi des premiers chrétiens. On se cogne.
Lorsqu’on rejoint le chœur de l’église moderne, les bougies apportent un éclairage qui fait contraste avec l’obscurité des précédentes chapelles. Dans l’ombre ou la lumière, elles ont en commun d’être toutes éblouissantes.

On achève cette visite en apothéose en assistant à un concert improvisé d’un quatuor de choristes. En visite à Gherard, ils en profitent pour éprouver la parfaite acoustique d’une des chapelles troglodytes. Nous restons immobiles et silencieux, enveloppés par la musique, dans la pénombre presque mystique des premiers jours d’un christianisme aux frontières orientales de l’Europe.

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