Un Caucase si discret

Dilijan c’est un village que borde une rivière au milieu des montagnes. L’ensemble forme un vaste parc national naturel. Présenté de cette façon, on s’attend à voir de gentils chalets suisses en rondins de bois vernis et des terrasses de café servant des glaces à toute heure. Mais Dilijan n’est pas helvète. L’ancienne usine de textile est fermée et le chômage est un lieu commun dans les parages. Autrefois station thermale renommée du Caucase dans l’empire soviétique, le bourg demeure un lieu de villégiature pour la population d’Erevan notamment, mais n’est pas encore à la mesure du parc naturel d’exception qui l’entoure.

Nous logeons dans un immeuble le long de la rivière au bout de la ville. Notre quartier ressemble à celui d’une banlieue déshéritée plutôt qu’à une station balnéaire. La vie s’y écoule paisiblement. La voisine d’en face qui étend son linge sur son balcon, nous repère et s’installe pour l’heure suivante, accoudée à la balustrade, afin de nous détailler. Dans la rue en terre, les chiens errants perçoivent leur lot de carresses au passage des enfants. Les vieilles guimbardes tournent autour des nids de poules, lèvent des nuages de poussières puis font peaux neuves sous un jet d’eau à l’abri d’un garage tolé. Notre logeuse nous prépare un café pendant qu’on dépiaute et gloutonne les bonbons de la coupelle posée sur la toile cirée. Bientôt on étendra notre linge sur le balcon. Et puis on regardera nos voisins, accoudés à la balustrade. Autour de chez nous les montagnes boisées font mur jusqu’au ciel. On est là pour tout ça.

Le lendemain, on décide de rejoindre le monastère de Haghartsin par la montagne. Pour cela il faut environ 7h00 pour passer le col puis redescendre de l’autre côté. La première partie du parcours suit une rivière en passant d’une rive à l’autre. On doit régulièrement déchausser ou faire des acrobaties pour passer dans l’eau glacée. Une autre fois, un berger lorgnant nos pitreries aquatiques, depuis sa cahute en bout de bois et en tôles récupérées, nous rejoint avec une paire de bottes qu’il lance avec adresse de notre côté. On traverse alors la rivière en bottes de sept lieues à tour de rôle. Le berger nous demande si nous sommes ou si nous parlons russe, question récurrente dans le Caucase, puis nous laisse repartir vers le col après une poignée de main.

Plus tôt en aval, nous avions tenté de passer sur un autre chemin, clos par un portail rouillé, où une cabane et de vieux camions semblaient finir de mourir. Mais deux chiens bien vivants montrèrent les crocs en nous apercevant. On rebroussait chemin en leur promettant qu’on ne recommencerait plus. Il n’est pas rare de croiser dans le pays des chiens errants qui bien souvent font un bout de chemin avec nous. Ils ne sont en principe pas agressifs et plutôt bons compagnons mais ceux-ci n’avaient sans doute pas reçu le message.

On atteint le sommet du parcours à l’heure médiane. Le vent nous déloge rapidement après qu’on se soit installés contre un rocher. Un aigle pomarin captivait pourtant toute notre attention en tournoyant devant nos yeux au milieu d’un décor dantesque. Le froid nous chasse avant la fin du repas. Nous finissons notre lavash, allongés dans les herbes un peu plus bas, entre mille marguerites et boutons d’or, accompagnés du chant des passereaux et d’un million d’insectes au travail. La montagne est encore une fois une prairie riche d’une biodiversité exceptionnelle. Chaque mètre carré est une jungle dénombrant fleurs et plantes en quantités industrielles. Notre descente vers la vallée est une marche en apesanteur sur un tapis floral.

A notre arrivée, nous visitons le monastère de Haghartsin. A chaque jour son monastère. Ceci ne créé pourtant absolument pas de routine tant la diversité est de mise dans nos découvertes. Celui-ci est d’aspect extérieur clair et par conséquent très lumineux. Edifié à partir du Xe siècle, il niche au milieu de la forêt quand ceux visités jusqu’à présent trônaient au sommet des montagnes.

On passe d’une église à une autre sur le site, s’enfonçant dans la pénombre, glissant sous les alcôves, accompagnant le recueillement des visiteurs et le vacillement des flammes des fines bougies oranges. On photographie encore, comme à Noravank, de jeunes mariés qui, il faut le croire, se marient à chaque fois qu’on entre dans un monastère en Arménie. C’est un complot nuptial.

Le lendemain nous restons à hauteur de forêt pour chercher deux autres monastères, Jukhtakvank et Matosavank, cette fois-ci abandonnés. On suit les cours d’eau et les bouses laissées par les vaches vaquant en liberté dans la contrée. Les édifices du XIIIe siècle que l’on trouve ont perdu de leurs superbes en même temps que leur coupole pour l’un et des pans de murs pour l’autre. Des grilles en protègent l’accès contre les ruminants qui tournent autour. L’intérieur des ruines baigne pour certaines pièces dans la lumière ou sombre pour d’autres dans une obscurité presque complète. Ancrés dans les murs, des kachkars gravés d’entrelacs rendent le lieu désert encore très solennel. Et puis sur les autels, des témoignages de foi sont posés à même la pierre. Un bouquet de fleurs sauvages, quelques croix minuscules, une image sainte et des messages manuscrits d’une écriture arrondie, remercient ou demandent peut-être une faveur.

Au coeur de la forêt, non loin d’une rivière, les deux monastères redeviennent doucement tas de pierres. C’est peut-être toujours là pourtant, sous les chênes et les hêtres, que dans quelques siècles, on continuera à retrouver des petits bouquets de fleurs sauvages posés sur un autel recouvert de mousse. Et puis quelques mots d’une écriture arménienne. Pour dire merci.

On quitte un matin Dilijan à l’arrière d’une mercos noire d’anthologie qui balance dans les lacets de montagnes en compagnie de trois autres personnes. A la radio une reprise de Lara Fabian sur fond de mélodie traditionnelle arménienne grince dans les oreilles. « Je t’aime !  » chante l’arménienne. Il faut parfois du courage pour voyager.

Notre dernière étape arménienne est celle des villes ouvrières, des industries oubliées par l’URSS. La troisième ville du pays qui s’étire en longueur dans la vallée de la rivière Pambak s’est vidée depuis. Les parcs en jachère accueillent encore les gamins qui vont se rafraîchir en plongeant dans l’eau d’un étang au centre de la ville. Les grandes artères entourées d’immeubles en tuf rose, modelées par l’architecture standardisée soviétique, définissent Vanadzor.

Le hall de la gare ferroviaire n’est plus qu’une coquille vide. Seules quelques marhsrutkas rôdent et tournent devant le bâtiment gris sur le rond point central. Tout autour, les immeubles qui ne savent pas encore les fenêtres à double vitrage, les salons de jardins étincelants sur les terrasses et les visiophones aux portes cochères, se contentent d’étendre le linge sur des fils supendus dans le vide et d’une simple chaise posée sur un balcon bancal mangé par la rouille. L’avenir n’existe pas encore, la ville est toujours occupée à contempler son passé.     

On se promène aussi plus haut dans la banlieue, c’est dimanche. Les rues en terre forment un labyrinthe fabriqué à la volée, sans plan d’urbanisme. Les herbes folles masquent les escaliers coincés entre deux maisons à étage, les balustrades des balcons sont d’anciens chauffages recyclés et soudés les uns aux autres. En continuant, on atteint rapidement les premières collines verdoyantes. On retrouve les parterres de fleurs délirants, la douceur des courbes du relief.

La veille nous étions montés sur l’autre versant jusqu’à 2500 mètres d’altitude avant qu’un ciel menaçant et le grondement du tonnerre nous invite à redescendre rapidement. Seuls sur une montagne dénudée, l’idée de servir de paratonnerre nous semblait peu engageante.

Plus bas dans la ville, de hautes cheminées vivent désormais sous l’égide d’entreprises chimiques chinoises. Les nouvelles routes de la soie sont une réalité palpable dans ces contrées qui viennent concurrencer l’influence russe en relatif déclin. L’économie doit tourner à nouveau et se relancer dans un monde qui a perdu ses certitudes, qu’importe alors d’où vient l’impulsion. Il s’agit seulement de retrouver un équilibre. C’est parfois difficile lorsqu’on est le centre du monde.

En redescendant, nous passons par le parc proche de la gare. Des manèges aux couleurs passées, aux boulons desserrés, continuent à tourner pour quelques enfants sages et dans les yeux des anciens alignés sur les bancs. Deux adolescents tenant un stand de confiseries nous offrent un grand cornet de pop-corn. Ils refuseront qu’on les paie malgré notre insistance. Les gamins ne vendaient pratiquement rien et quand ils tenaient enfin des clients, ils faisaient cadeau de la marchandise. Le commerce est une chose compliquée. Et puis les étrangers sont rares à Vanadzor alors on devient parfois objet de curiosité.

Nous quittons l’Arménie après deux jours passés entre ascension dans les estives et vie citadine. La brume enveloppe les montagnes et Vanadzor s’éveille, c’est lundi. Un homme rencontré à notre arrivée vient nous récupérer dans notre rue pour passer en Géorgie. Nous ferons la route en compagnie d’une autre jeune femme, Sofia, dans une de ces mercedes aux suspensions souples, large paquebot tanguant dans les virages, que l’on affectionne.

Sofia est iranienne, chrétienne réfugiée en Arménie depuis deux ans sous peine d’être emprisonnée dans son pays. Elle doit tous les trois mois quitter l’Arménie pour renouveler son visa. Sa famille vit toujours à Téhéran.  Alors au regard de l’actualité, ce passage de frontière en compagnie de la jeune femme serre le cœur un peu plus que d’habitude.

Notre chauffeur appuie de tout son poids sur l’accélérateur pour doubler les voitures poussives. Le pare-brise fêlé zébre de ses larges rayures un ciel laiteux chargé de pluie, les sièges grincent à chaque embardée, des volutes de fumées de cigarettes traînent accrochées au plafond. La frontière approche sans prévenir. On retourne en Géorgie, des bribes de souvenirs dans les poches, des morceaux d’émotions éparpillés dans le cœur. L’Arménie…

Nous retrouvons plus tard la jeune iranienne à Tbilissi. Sofia nous dit qu’elle priera pour nous et pour la suite de notre route. Les coeurs se contractent une seconde fois dans la même journée. Notre condition de voyageurs, libres d’aller et de choix presque sans contrainte, s’affichait comme un luxe absolu. Nous en avions toujours été conscients mais Sofia nous le rappelait. Elle qui fuyait pour conserver sa liberté, cette sacrée liberté, elle qui perdait dans les rues de Tbilissi son pays entre les bombes et la dictature. Elle qui espérait chaque jour y retourner et peut-être nous y inviter. Sa voix douce et l’assurance de sa foi étaient troublantes.

Nous quitterons Sofia sur un bout de trottoir de Géorgie. Demain, elle repassera la frontière dans l’autre sens pour trois mois et puis elle recommencera. Elle nous assurait qu’il ne fallait pas s’inquiéter, que tout cela était temporaire. Son sourire donnait tellement envie d’y croire.


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