Jean d’Ormesson aimait raconter cette anecdote où il quittait parfois Paris en voiture avec Jean-François Deniau, le vendredi soir sur un coup de tête, pour rouler toute la nuit jusqu’en Italie, à Rome ou bien Florence le temps d’un week-end. Voyager devrait toujours être une prérogative du coeur. Rien qu’un coup d’éclat sur le bord d’une table de bistrot. C’est ce midi les sacs posés sur un parking encombré de vieilles estafettes cabossées en banlieue de Tbilissi, que nous avions nous aussi décidé de partir en Emilie-Romagne. La joie des départs supplantait toujours toutes les autres mauvaises raisons de rester sur place. On s’arrachait en Italie.

L’odyssée avait commencé au pied de la petite église de la Trinité de Gergeti, à Kazbegi. C’était le matin, la brume enveloppait intégralement les montagnes et la pluie glissait sur les sacs à dos. On s’engouffrait dans la première marshrutka qui acceptait de nous sortir du brouillard et du froid. Trois heures plus tard, on respirait les gaz d’échappement d’un embouteillage à l’entrée de la capitale géorgienne. On voyait cette fois tout du paysage, c’était laid, on ne respirait plus, on ne regrettait rien. La camionnette nous déposait finalement au nord de la ville à Didube, un espèce de capharnaüm mêlant bazar alimentaire – où les abricots se vendaient dans de vieux containers délabrés – et gare routière, grande pourvoyeuse de fourgons et de taxis prêts à partir dans l’heure n’importe où et surtout ailleurs. On préférait s’engouffrer dans le métro. Ambiance métropolitaine universelle, les mines allongées et moroses, l’usure du quotidien, le silence fatigué balancé contre la vitre d’un wagon souterrain. On bousculait un peu tout le monde avec nos sacs, personne ne bronchait, on compatissait.
A l’autre bout de la ville derrière un marché en transe, un type nous désignait de sa cigarette une camionnette d’un geste vague. Une jeune chinoise s’étirait devant le capot. On avalait placidement un truc feuilleté et fourré à la saveur mal définie en la regardant. Et puis on montait tous les trois en compagnie d’une poignée de géorgiens. Trois heures et quelques lacets plus tard, nous arrivions à Sighnaghi. Sept heures nous séparaient des sommets enneigés de Kazbegi, nous avions déjà tout oublié dans le chaos de la route. C’était presque Modène, pas tout à fait Florence, ce serait notre Italie en Géorgie.

Il faut dire que le contraste avec l’étape précédente est saisissant. Au petit matin, la montagne du Caucase, verticale et brutale à Kazbegi. En fin de journée, les vergers fleuris et les vignes chargées de grappes lourdes encore vertes, une plaine à perte de vue qui sent le soleil et le sucre. Sighnaghi, c’est une colline aux toits de tuiles rouges, un clocher au milieu de quelques tonneaux de vins et puis un cyprès longiligne qui pointe vers le ciel. C’est la Toscane à l’extrême est de la Géorgie.


Le village de Sighnaghi prend de l’épaisseur à partir du XVIIIe siècle. Il s’étoffe et s’entoure de murailles afin de se protéger des tribus du Daghestan voisin. Il est alors majoritairement peuplé d’arméniens. Lors de la période soviétique, Sighnaghi devient un centre agricole à la mode collectiviste. La crise qui touche le pays après 1991 plonge le village dans un profond sommeil. Mais ses maisons pastels, ses rues pavées étroites qui descendent sur la colline escarpée en font un village si esthétique que l’état a depuis quelques années entrepris d’en faire la promotion en aidant à une rénovation conséquente. Sighnaghi est aujourd’hui une cité au charme imparable où il fait bon flâner entre deux verres de vins.


Nous descendons un autre jour dans la vallée d’Alazani jusqu’à la ville voisine de Tsnori. C’est étonnant de croiser dans cette région de Kakhétie une manière d’être chez les habitants qui contraste avec le reste du pays. D’ordinaire plutôt avares de paroles et de sourires, les géorgiens sont ici moins rugueux, plus avenants qu’ailleurs et prompts à aider lorsque nous restons parfois comme des idiots devant le rayon d’une épicerie ou sur le bord d’un trottoir. On nous proposera à plusieurs reprises, sans que nous levions le moindre pouce, de nous prendre en voiture lorsque nous marchions sur le bord de la route. Ce qui n’était jamais arrivé auparavant dans cette partie du monde. Peut-être commencions-nous à faire pitié, ou bien la Kakhétie était réellement un modèle de générosité. Et s’il est évidemment toujours délicat de porter un jugement définitif sur des rencontres aussi furtives puisque bien incapables d’avoir le moindre recul, nous arrivons souvent malgré tout à jauger l’air ambiant sans trop se tromper. La Kakhétie était sensiblement différente.


A deux kilomètres de Sighnaghi, le monastère de Bobde revêt une importance particulière dans le coeur des géorgiens. C’est à cet endroit que sainte Nino, à l’origine de la christianisation de la région au IVe siècle, se retira à la fin de sa vie. Elle y est enterrée et un monastère y a pris place. Le site est un lieu de pélerinage depuis le moyen âge et une seconde église actuellement en voie d’achèvement témoigne d’une ferveur encore vive.


Cinq cent mètres plus bas, à l’orée de la forêt, une source aux vertus curatives attire des gens du pays entier. On leur donne une chasuble puis ils sont bénis à l’intérieur de la minuscule chapelle d’où surgit l’eau précieuse. On les voit ensuite ressortir au grand air, souriant et heureux de partager leur expérience avec d’autres, les cheveux encore humides et la chemise blanche mouillée religieusement conservée dans un sac plastique. Cette foi populaire semblait si bénéfique en cet après-midi de juillet que nous restions assis dans un coin un long moment à les observer tout en déjeunant d’un morceau de pain. Tout à leur foi et à se faire sécher, aucun ne pensera cependant cette fois-ci à nous ramener à bord d’un véhicule. On terminera la route à pied sous un soleil implacable, rêvant de fontaines d’eau glacée, bénite ou pas.


Telavi à 60 kilomètres au nord, il pleut. On s’abrite au musée. Les témoignages de l’histoire régionale comblent notre vaste ignorance sur le pays. Caresser des yeux une robe en fil de soie défraîchie et les gazyrs plaqués sur le poitrail d’un chokha empliront peut-être encore un temps nos mémoires avant un futur naufrage annoncé. Et puis la forteresse en briques protègaient des gouttes. Alors on restait longtemps. Nous passions une matinée à nous promener, à contempler des tableaux évoquant des paysages, des gens, des habitudes, que nous avions parcouru depuis déjà un mois et qui désormais devenaient familiers.


La veille on avait voyagé avec un québécois et deux français. L’un arrivait de Jordanie et racontait le Canada. On apprennait que le grand lac des esclaves faisait deux fois la surface de la France. On se marrait entre deux virages en se disant qu’on habitait dans un jardin qui prenait l’eau. Il nous parlait du Yukon. Le genre de nom qui donne vite des démangeaisons aux jambes. Et la tête qui martelait en boucle pourquoi pas, pourquoi pas, pourquoi pas…
Nos autres comparses arrivaient de Chine. Alors ils nous disaient l’Orient et puis l’Australie parce qu’ils y ont travaillé aussi. Grâce au fameux permis travail traqué par cette jeunesse aventureuse. On peuplait notre camionnette d’accent québécois et de bush aborigène. On naviguait en compagnie des dragons célestes et d’un bol de nouilles de riz. On voyageait dans les grandes largeurs. Dans une marhsrutka.


On restera deux heures encore sur un parking de Telavi au milieu du marché à discuter. Myriam et Pierre sont des voyageurs au long cours alors c’était facile de tenir le siège devant les marchands d’abricots et de brugnons. On conversait sacs au dos indifférents aux camionnettes qui nous frôlaient, se moquant du soleil qui assomme. On voyageait sur un bout de bitume, cette terra incognita de l’instant présent. Joli moment à se la raconter tous un peu à la fois. Façon de dire le monde, vaste et beau, qui défilait sous nos semelles.

Avant de quitter Telavi, on grimpera une ultime fois sur les sommets alentours. Histoire de faire aussi nos adieux au Caucase que nous allions bientôt quitter. On s’épuisera trop en remontant le lit d’une rivière, sautant cent fois le cours d’eau, nous tordant les chevilles mille fois sur un champ de cailloux. On continuera dans des ornières boueuses en sous bois avant de toucher le sommet devant quelques bovins surpris de nous voir débouler en sueur de la forêt. Il y avait là un vacher qui dormait au soleil et un autre, fusil à lunette à la main, qui répondit, maussade, à notre salut. Le brouillard effacera sans prévenir le paysage, à peine le temps de manger un morceau. Les montagnes du Caucase et du Daghestan disparaissaient en quelques instants. Il fallait déjà redescendre par l’autre versant plus praticable et plus sécurisant. Une demi-heure de répit au sommet. Tout ça pour ça. Le soir, le dénivelé et les 32 kilomètres imposaient le silence devant les gamelles. Quelques pages en Ukraine pour l’une et un auteur américain pour l’autre finissaient de nous achever. Les livres nous tombaient des mains. Tout ça pour ça. Il fallait bien admettre qu’on voyageait souvent longtemps pour seulement quelques instants éblouissants de haute intensité. Et c’était quelques fois épuisant.


Mais il fallait bien avouer aussi que nous ne l’avions jamais regretté. Pas même un instant.
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