Tachkent, la porte ouzbèke

Nous, c’était toujours l’aube qu’on affectionnait. Les couchers de soleil étaient beaux évidemment mais ils empestaient la nostalgie. Le point du jour, lui, sonnait le clairon pour partir à l’assaut de promesses que nous ne tiendrons peut-être pas mais qu’au moins on tenterait. On réclamait des aurores rugissantes, des naissances de bout du monde sur un sommet écorché ou sur un sentier de bord de mer jonché de cailloux. C’était pour toutes ces indécentes raisons de partir qu’on filait encore aujourd’hui vers l’Est parce que c’était là que chaque jour tout recommençait.

14h00, allongés sur l’herbe dans un parc japonais, trois jeunes filles reprennent une chanson romantique à la mode. Elles ponctuent leur mélopée de rires clairs et de bavardages endiablés. Que faire d’autres à vingt ans sinon rire et chanter ? En contrebas, un enfant en bas âge trotte après une troupe de canards en fuite puis culbute entre les buissons. Sur le sentier pavé qui descend vers le lac, un jeune couple élégant se chamaille en se demandant déjà si ce chemin là saura durer toute une vie. Rien qu’une scène ordinaire dans un jardin public. Il n’y a que le lieu qui chaque fois diffère mais partout sur terre, les gens cherchent toujours un coin d’ombre pour se dire je t’aime. Quant à nous, ce que représentait ce carré d’herbe où nous étions installés, c’était une place de choix pour écouter le monde qui grondait de mille clameurs.

17h00, on quittait le jardin qui avait servi de refuge ce midi face au 40 degrés qui s’acharnait sur nous depuis quelques jours. Ce soir un train nous attendrait dans la gare au sud de la ville. La journée passée dans la rue à apprendre la patience tirait à sa fin. Bientôt on traverserait le désert dans un silence étoilé au rythme saccadé d’une antique locomotive.

A la fin de toutes ces réflexions vaseuses, on se disait que certains noms portaient parfois intrinsèquement une part de rêve. Comme s’ils avaient été inventé avec la même matière que celle qui sert à fabriquer les songes et les mythes. On se disait qu’Ouzbékistan était de ces mots là. Et ce soir en quittant Tachkent, on penserait certainement que c’était sans doute une chance que d’habiter un rêve.

Un précédent matin, un mainate nous saluait à la fenêtre d’un chant espiègle et coloré. Debout ! il est 5h00, Tachkent s’éveille ! Il faisait alors encore doux, 25 degrés, le soleil tentait l’offensive sur les toits à l’horizon. C’était notre premier jour en Ouzbékistan.

Tachkent est une ville grande mais peu dense, si bien que ses trois millions d’habitants ont du mal à exister dans cet univers minéral. On a souvent l’impression d’être un peu seuls à allonger la semelle dans les rues extravagantes du centre ville moderne. Le projet du gouvernement est de créer un centre économique tourné vers les affaires au coeur de la ville. C’est peut-être efficace économiquement mais pour le visiteur, ça laisse plutôt de marbre malgré les températures assommantes. On suit le défilé des grandes artères bordées d’immeubles de bureaux jusqu’à la place de l’indépendance pour finir par buter au pied de la statue de celui qui est considéré comme le père de la nation ouzbèke, Amir Temur.

Plus connu dans le monde sous le surnom de Tamerlan, le conquérant à cheval fût au XIVe siècle à l’origine d’un des plus grands empires du moment, débordant largement de l’Asie centrale pour soumettre les régions de la mer Caspienne et du Caucase, la Perse avec Ispahan et Chiraz en passant par Bagdad en Irak et Dehli en Inde. Timur le boiteux, brillant tacticien et chef de guerre, était aussi réputé pour sa brutale politique de massacre systématique lors des prises des villes ennemies. Lui à qui l’on prêtait la morbide habitude de disposer des pyramides de crânes dans les villes conquises à des fins de terreur, est désormais rentré dans le récit national comme le défenseur des arts et des lettres et comme le symbole de l’indépendance après la chute de l’empire soviétique en 1991. Il faut dire que la place centrale de Tachkent aura vu défiler avant la statue équestre du conquérant timouride, celles de Lénine, Staline et enfin Karl Marx. Tahckent revenait ainsi à la source d’un passé mouvementé.

A l’arrière de la place, l’hôtel Ouzbékistan, vestige de l’Intourist soviétique chargé alors de l’hébergement des visiteurs étrangers, rappelle d’ailleurs par son imposante façade cette part récente de l’histoire du pays.

Le second personnage tout aussi important en Ouzbékistan mais sans aucun doute bien moins effrayant et radical que Tamerlan est Alisher Navoi. Il est ce mystique et intellectuel timouride du XVe siècle, qui s’inspira de la poésie persane pour devenir un écrivain ouzbek de grande renommée. Il est, avec ses écrits en langue djaghataï, considéré comme le fondateur de la littérature turque. Cette langue alors anciennement parlée dans une grande partie de l’Asie centrale obtint grâce à lui, ses lettres de noblesse et pût rivaliser d’un point de vue littéraire avec le persan. Alisher Navoi est toujours apprécié et l’on retrouve son nom au coin des rues, sur le fronton des écoles ou encore sur une station de métro à Tachkent.

Le conquérant Timur et le poète Navoi sont ainsi les deux facettes du récit ouzbek.

C’est d’ailleurs dans le métro, quand la chaleur se fait trop pressante, qu’on arrête de marcher au hasard pour passer un peu de temps dans les tunnels. C’est le refuge des habitants, beau et climatisé. Le métro date de 1977 et rappelle celui de Moscou dans sa façon de mettre en valeur les souterrains. On y faisait alors descendre l’esthétique en sous-sol. L’art n’était plus une denrée bourgeoise et le prolétariat laborieux avait aussi le droit aux lustres éclatants et aux marbres des palais. Avant de rejoindre l’usine pour faire tourner la machine.

Une fois rafraîchi, on prend la direction du bazar au nord. L’activité humaine devient bien plus grouillante autour du marché de Chorsu.  C’est là que tout Tachkent se retrouve pour y faire provisions. La coupole principale du marché regroupe par secteurs les corps de métiers de bouche et s’étend largement à l’extérieur. Les grooms suivent avec leurs chariots les commerçants venus acheter en gros, tomates et pastèques géantes, batterie d’œufs et quartier de viande. Les particuliers ont l’embarras du choix pour choisir les légumes qui viendront remplir leurs casseroles ce midi.

Nous irons traîner un autre matin vers la mosquée Hazrati Imam, un des monuments religieux les plus renommés de Tachkent. A marcher sur une longue distance au milieu d’un chantier de construction dans la vieille ville, on comprend vite qu’un vaste programme de rénovation est lancé. On en profite pour se faufiler entre les échafaudages. Nous admirons le travail en cours des menuisiers sur les charpentes, des maçons collés aux murs en torchis et des décorateurs à l’œuvre sur d’inachevées fresques murales. On dirait que toute la main d’oeuvre du pays s’est donné rendez-vous ici. Au centre du territoire éventré une future grande mosquée flambant neuve en deviendra le joyaux. Nous étions venus visiter l’édifice voisin, un complexe religieux abritant notamment un des plus vieux coran au monde. Naïvement et seuls au milieu d’une armée d’ouvriers, nous nous efforçions de trouver la passe qui mènerait au Graal entre les ferraillages et les camions dégueulant de terre. Le minaret visible au loin était notre étoile et les pantalons maculés d’eau sales et de poussière ne craignaient plus vraiment grand chose. Comprenant que nous n’étions pas à notre place, nous avancions à pas feutrés en enjambant marteaux de couvreurs et câbles électriques à la traine. Jusqu’au moment où un contremaître repérant notre manège et voyant que nous ne ressemblions en rien à un de ses ouvriers, nous ordonna de faire demi-tour dans la seconde. Il nous colla au train pendant quelques centaines de mètres tout en passant un savon par talkie-walkie aux gardiens qui nous avaient laissé passer un kilomètre en amont. On était piteux, plutôt crasseux de toute la poussière d’une ville entière en émoi. Mais aussi un peu heureux d’avoir pu assister à la renaissance d’une ville sans trop se faire remarquer. On ne verra jamais la mosquée Hazrati imam et son premier coran. Restera alors malgré tout cet agréable sentiment, après avoir vécu au raz du bitume en fusion, d’habiter un peu plus une ville qu’on ne connaissait pas il y a deux jours. On se contentait largement de ces petites victoires.

Le soir, la population cherche la fraîcheur dans les parcs, où des attractions et manèges attirent enfants et parents jusqu’à tard dans la nuit. Instant de répit après la fournaise de la journée. C’est l’autre refuge de la population de Tachkent. Un moment commun de détente où, comme souvent dans les pays chauds, il est très agréable de se mêler pour prendre le pouls d’un quartier ou d’une ville.

On quitte Tachkent une nuit en train. Il fait chaud encore à 23h00. Demain sera pire. On rêve de se commander un dernier verre de Kvas glacé tiré au cul d’une citerne installée sur un trottoir avant de quitter les artères de la capitale ouzbèke pour se donner du courage.

Les couchettes du haut ont cet avantage de vous isoler du monde, on voyage sur une île. Les bruits de couloir vous semblent un peu plus loin. La fenêtre, meurtrière horizontale, laisse passer juste ce qu’il faut de paysage pour bercer les voyageurs avant le sommeil. Les lumières des villages défilent, les phares des voitures montrent la route, on s’endort dans le calme ronronnant d’un train lancé dans la steppe ouzbèke. Nos rêves sont balancés au rythme du wagon qui tombe de sommeil.

Tout recommencera demain.

A l’aube.


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