Khiva, au milieu du désert

«  Lève-toi, nous avons l’éternité pour dormir ! »

Omar Khayyam, né en Perse en 1048 fait partie de cette longue litanie d’érudits, poètes, mathématiciens, astronomes et philosophes, qui parcoururent l’Asie centrale au moyen-âge. En quête de savoir et loin de chez eux, ils tissèrent un réseau intellectuel exceptionnel en visitant des villes à mille kilomètres à la ronde. Des noms comme Khiva ou Ispahan en passant par Bouhkara et Samarcande forgeaient pas à pas la légende de la route. Flânant dans les lieux de pouvoir, les bibliothèques, trainant guêtres et oreilles dans les ruelles populaires des grandes cités déjà millénaires et dans les madrasas studieuses, Ils cumulèrent des connaissances autant qu’ils en diffusèrent partout où ils voyagèrent. Ils nous apprirent ainsi le monde en le découvrant eux-mêmes. Loin de se résumer à de simples axes commerciaux, les routes de la soie furent de remarquables vecteurs de partages intellectuels et culturels. Et si notre prétention contemporaine veut laisser croire aujourd’hui qu’internet et la globalisation modene sont à l’origine de la communication entre les peuples, il faut bien admettre que l’humanité n’a pas attendu l’installation de la fibre pour prendre la route et apprendre des autres en claquant la porte de chez soi.

Khiva au milieu du désert, en dessous de la mer d’Aral, à quelques pas de la frontière turkmène. Ville de plus de 2500 ans, elle fût à la fois oasis, caravansérail et madrasa, terre de culture et d’échange. Tous ces tas de mots sortis d’un conte oriental constituent une des plus formidables histoires du voyage, des transhumances et des relations humaines à l’échelle de la démesure d’un continent, la route de la soie.

Si aujourd’hui Khiva ressemble presqu’à un musée à ciel ouvert, il est bon de s’y promener au lever du soleil avant que les commerces ouvrent portes et persiennes. Avant que la chaleur n’accable les corps.

La cité du désert était un marqueur essentiel sur le fil de soie que constituait le sillage de sable entre les peuples circulant en Eurasie. La soie bien sûr, les chameaux, le thé ou les tapis transitaient dans les enceintes de la ville. Elle connaît son apogée entre le IIe siècle avant JC et le XIIIe siècle, et fût au cours du temps un enjeu de conquête. Ses briques en adobe connurent autant de destructions que de renaissances sous la domination des envahisseurs arabes, des cavaliers mongols de Gengis Khan puis par ceux de Tamerlan, avant d’être conquise par les Russes.

On habite à l’extérieur de la ville et avant d’apercevoir Kuhna Ark, la forteresse de pouvoir retranchée derrière ses murs ocres, il nous faut suivre un chemin sans balises dans le dédale des quartiers avoisinants. Les trottoirs trop propres ont disparu pour laisser la place au sable qui grignote la route sur les bas côtés. On retrouve alors cette précieuse sensation de marcher dans un village sans maquillage, bordé par le liseret mouvant du désert proche. Les habitants arrosent le sol devant les maisons pour plaquer la poussière et rafraîchir l’air au moins un temps. Et le soir, ils s’installent sur les marches des perrons, profitant de la baisse des températures. Les enfants déversent leur énergie en jouant dans la rue avant la nuit. La vie, comme partout, joue au ballon et fait des tours de vélos. On traverse les petites artères ombragées et on salue une à une toutes ces personnes, cette vie douce qui s’efface dans la pénombre des ruelles. Ces balades quotidiennes, aux aurores pastels et le soir dans une nuit d’encre jalonnée par les loupiotes des habitations, valent tout autant que les merveilles d’architecture dont nous nous régalons chaque jour.

Ce qui caractérise Khiva, outre son développement commercial, est son fort rayonnement intellectuel et sa renommée qui dépassa largement les horizons désertiques encerclant la ville. Les poètes, mathématiciens, musiciens et théologiens, transportant à dos de chameaux dans des sacoches en cuir, arts et connaissances à travers le continent, venaient marteler inévitablement de leurs souliers les pavés de Khiva. Les madrasas, ces écoles où le savoir se diffusait, fleurirent derrière les murs épais d’argile pour atteindre le nombre extravagant de plus d’une cinquantaine d’établissements au début du XXe siècle. Les mosquées nombreuses également rivalisèrent de richesses et de grandeur, modelant aussi la ville en un centre religieux renommé.

La mosquée Juma est l’une des plus originales de la cité. Son toit, soutenu par près de deux cents poteaux en bois ornementés, confère à la salle principale, noyée dans le silence et la pénombre, l’impression de se promener dans une forêt d’arbres sculptés.

Khiva possède aussi son versant plus sombre comme toutes les civilisations humaines. La khanat de Khiva fût effectivement un centre majeur de la traite d’esclaves en Asie centrale du XVIIe siècle jusqu’à la conquête russe en 1873. Les esclaves, perses, russes ou kalmuks boudhistes étaient vendus ou échangés sur la place de la ville aux khanats islamiques voisins d’Asie centrale. Khiva fût ainsi l’un des principaux marchés d’esclaves du continent. Ceux-ci contribueront d’ailleurs à la construction des bâtiments et des fortifications de la ville.

Partout dans la cité d’adobe, l’architecture témoigne du passé éblouissant de Khiva. Les émaux enchassés dans les murs en terre offrent aux regards de lumineuses nuances émeraudes, turquoises et bleues qui s’impriment dans le ciel.

Cette ambiance particulière qui se dégageait dans les ruelles, toutes les émotions qui suintaient depuis ces murs nous ramenaient irrésistiblement vers des souvenirs et des paysages d’Iran. Et si nous n’aimions vraiment pas céder à la nostalgie, nous devions avouer que c’était délicieux de se promener cette fois-ci dans notre propre histoire.

« Autrefois, quand je fréquentais les mosquées,
je n’y prononçais aucune prière,
mais j’en revenais riche d’espoir.
Je vais toujours m’asseoir dans les mosquées,
où l’ombre est propice au sommeil. »

On suivait les conseils du mathématicien et poète Omar Khayyam, grand voyageur devant l’éternel, et si nous n’allions pas jusqu’à nous assoupir dans les mosquées, nous avions plaisir à vivre de précieux instants de silence dans ces lieux de prière, tout comme nous l’avions fait un mois plus tôt dans les églises chrétiennes du Caucase. Se taire était le début de l’oecuménisme.

On quittait l’oasis de Khiva en début d’après-midi. Chacune de nos histoires asiatiques débutait ou s’achèvait ces derniers temps sur une voie ferrée brûlante. On se demandait encore pour quelle raison saugrenue on s’était acheté à la gare un paquet de gâteaux. Nous apprenions ainsi que rien ne résistait à 40 degrés, encore moins le nappage chocolaté qui dégoulinait sur nos doigts et nos t-shirts. Nous avions seulement chaud, désormais on collait.


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