Boukhara, au fil du rail

Le train est désespérément vide mais il se remplit à la gare suivante. Des dizaines d’ouzbeks turbulents cherchent leur place. Les voiles colorées sur les têtes des femmes s’agitent dans tous les sens. On se bouscule, on s’asseoit, on souffle un instant pour récupérer, on consulte son ticket et on se relève en poussant une trop grosse valise. La chaleur suffocante laissée sur le dernier quai prend ses aises au milieu du wagon. Il fait bouillant à l’arrêt. Autour ça piaille dans les aiguës et les sourires pointent le nez. On sent bien que la troupe s’installe pour longtemps et procède aux aménagements. Les chaussures ont valdingué dans le couloir, le contrôleur distribue des draps qu’on installe tant bien que mal sur les banquettes en moleskine verte. Puis on étale enfin sur la petite table sous la fenêtre la nourriture qui permettra de tenir le siège pour la quinzaine d’heures de voyage qui se profile. On partage un peu d’eau dans une coupelle, manière de faire connaissance. Les vendeurs ambulants refourguent leurs ventilateurs à piles et des beignets luisants très gras qui dispersent dans l’air chaud d’écoeurantes odeurs de fritures. Chacun trouve sa place pour le temps long, les éventails battent l’air brûlant à plein régime. On redémarre enfin. De l’air ! De l’air ! Jusqu’au prochain arrêt où il faudra subir une fois encore les attaques du soleil.

Pourtant, personne ne se plaint jamais.

Les heures s’étiolent sur les rails brûlants de la soie, nos voisines partagent avec nous du pain aux herbes et de la viande cuisinée sortie d’un bocal. Celles du compartiment d’à côté nous lancent des bananes. On prendra soin de placer dans le réfrigérateur du contrôleur nos gâteaux au chocolat achetés à Khiva avant de les offrir un peu plus tard à la cantonade. Certains vont chercher de l’eau au samovar du coin, au bout du wagon, pour boire un thé brûlant avant de s’endormir. On entend des rires s’échapper partout dans la fournaise. Les enfants courent dans la travée tandis que les adultes immobiles s’épongent comme ils bavardent, joyeusement.

Nous savions bien que ces moments étaient rares et qu’il ne fallait pas les laisser s’échapper trop vite. Quinze heures finalement, c’est vite passé dans une drôle de vie. Le soleil tapait de plus belle au carreau. On l’ignorait superbement. Le désert brûlant d’Asie défilait lentement devant nos yeux secs. On dégoulinait de concert dans une boîte de conserve roulant au milieu des steppes enflammées.

Et pourtant, personne jamais ne se plaignait, c’est vrai.

Le minaret Kalon était ce phare que les voyageurs du désert pouvaient apercevoir en approchant Boukhara. Ce soir, le monument continue d’éclairer la nuit et par la même occasion notre route lorsque nous débarquons du train à 22h00. On pose nos sacs rapidement avant de repartir dans la ville. Même si nous avons prévu de rester quelques jours, il nous tarde de marcher au milieu d’un nom qui résonne depuis toujours dans nos têtes. Et puis la nuit est propice à l’errance quand on sait que les lendemains afficheront des températures proches de 45 degrés. Flâner sous les étoiles dans une ville inconnue avec dix degrés de moins nous semblaient tout à fait indispensable.

Le minaret qui aimante la nuit est entouré d’un ensemble religieux composé de la mosquée Kalon et la madrasa Mir-i Arab. Détruit et reconstruit à de nombreuses reprises, seule la tour élevée en 1127 résistera aux tremblements de terre, aux incendies et à l’invasion mongole. Ce qu’on découvrait à cette heure était plutôt une mise scène féérique où les monuments éclairés par des projecteurs colorés faisaient table rase de cette histoire mouvementée pour nous en présenter, grâce à une esthétique toute contemporaine, une version plus sucrée de cette place remarquable. Il ne fallait plus y chercher des chameaux crasseux bardés d’armes et de fardeaux de tapis tirés par des voyageurs burinés jusqu’aux oreilles et des commerçants braillards. Les caravansérails avaient depuis longtemps fermés les portes. Ne restaient alors que le souvenir d’un mythe et des monuments d’une beauté éblouissante. On allait se coucher avec des lumières électriques et un sable millénaire chargé d’histoire sous les paupières.

Boukhara s’est reconstruit en permanence notamment après le passage des cavaliers mongols de Gengis Khan en 1220 où les incendies et les assauts ennemis l’endommagèrent. Les cavaliers des steppes décimeront tous les habitants de la citadelle de Boukhara et réduiront en esclavage le reste de la population de la ville. La cité du désert retrouvera cependant rapidement son statut de centre commercial et intellectuel majeur dans la région. Les conquêtes de Gengis Khan et la survie de son empire pendant un temps par ses successeurs permirent paradoxalement de contrôler sous une même autorité une grande partie de la route de la soie. On pouvait alors, des frontières de l’Europe à celle de la Chine, circuler sans pratiquement aucun danger.

Le matin nous visitons Chor minor, minuscule madrasa aux quatre tours turquoises du XIXe siècle. Non loin, quelques femmes à l’angle d’une ruelle installent pour la vente bouteilles de lait frais et melons sucrés. Quelques vélos filent vers l’extérieur de la ville. Une femme et sa fille demandent à nous prendre en photos avec elles. On fait semblant de se recoiffer et on prend la posture pour un immortel selfie matinal.

Pour se rendre au marché, nous suivons l’ombre d’un parc en faisant escale au mausolée des Samanides, unique et plus ancien vestige du IXe siècle. Le petit monument sans autre décoration superflue que la disposition en tresse de ses briques est transpercé par la lumière. On profite de l’ombre apaisante à l’intérieur de la salle, de la taille d’une yourte, avec pour compagnon silencieux le sultan Ismaïï Samani allongé pour l’éternité dans son tombeau en brique.

Le midi nous ne résistons pas devant les étals de melons, ces énormes ballons gorgés de sucre et de saveurs qui savent étancher la soif en cas d’urgence. Nous ne savions pas encore que le soir les producteurs locaux allaient fêter ce produit phare en déferlant avec des tonnes de fruits ronds sur la place pavée de Régistan. Depuis plus de mille ans celle-ci était lieu de marché et occasionnellement un endroit pour les exécutions. On préférait la pastèque aux têtes coupées. Sous les tentes dressées pour l’occasion, les marchands négocient les prix autour d’une table pleine. Nous repartons avec un melon sous le bras, comme tout le monde. Considéré comme bien national, on se contentait de suivre docilement la prescription patriote : un melon, matin, midi et soir.

La mosquée Bolo Haouz offre une pause de fraîcheur la nuit avec son petit bassin en façade. C’est là qu’on aime prolonger l’instant et clôturer la journée. On s’invente quelques habitudes à chaque fois que l’on reste plus d’une nuit au même endroit. A Boukhara, nos routines sont divines, le lieu nous y invite. Les hauts piliers en bois décorés et son plafond à caissons sculptés se laissent détaillés inlassablement tant on s’y sent bien.

En rentrant on longe les hauts murs de la citadelle Ark, massive avec ses tours à l’embonpoint avancé. Elle jouxte la mosquée Poi Kalon et contraste avec son minaret élancé. La forteresse existait bien avant les invasions arabes du VIIIe siècle. Certains récits attribuent sa naissance tout comme celle de la ville de Boukhara au prince légendaire, Siavach de l’empire Perse. Aujourd’hui, seule une infime partie intérieure est réhabilitée. L’histoire dit qu’elle possédait une bibliothèque au Xe siècle reconnue dans le vaste empire Perse. Nombre de poètes, mathématiciens, médecins et philosophes, vinrent y étudier à l’abri des murs épais de la citadelle. Les livres acumulés disparaîtront avec les invasions mongoles et Gengis Khan. Les noms de Roudaki, Avicenne, ou encore Khayyam ont su heureusement résisté aux maltraitances du temps et des lames. Et ils demeurent aujourd’hui encore, sans même que nous ne le soupçonnions parfois, une partie de notre mémoire et de notre héritage universel.

« Sur la Terre bariolée chemine un homme, ni riche ni pauvre, ni croyant ni infidèle, il ne courtise aucune vérité, il ne vénère aucune loi… Sur la Terre bariolée, quel est cet homme brave et triste ? »

On restait sur les pas d’Omar Khayyam en se disant que ce n’était finalement pas si mal de ne pas être le premier sur la route. Elle avait tant à enseigner. C’eût été péché de ne pas en profiter.


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