Samarcande, Corto, Holida, les légendes

Il y a quelques mois à Paris, une exposition rendait hommage à Corto Maltese au centre Georges Pompidou. Les dessins en noir et blanc accrochés aux murs sentaient terriblement bon l’aventure teintée d’un mysticisme romanesque empêtré dans les tourmentes du siècle dernier dont le héros était spécialiste. Le marin flegmatique à la boucle d’oreille et son acolyte psychopathe Raspoutine nous délivraient des frimas paralysants de l’hiver parisien. Hugo Pratt et ses personnages, témoins d’un monde aussi absurde que fascinant, nous entrainaient joyeusement dans un univers poétique et nous donnaient également l’occasion d’échafauder quelques futurs plans bancals.

Paris était pourtant bien loin ce soir et n’aurait pas dû occuper nos pensées, mais en arrivant devant Gour Emir, nous reconnaissions immédiatement cet endroit que nous avions croisé dans la bibliothèque de Beaubourg. C’était là que, sur une couverture d’un vieux magazine, Corto s’affichait en premier plan, courant devant le dôme turquoise d’un monument.

On se mettait à cavaler à notre tour avec l’assurance d’être sur le bon chemin. Nous étions arrivés à Samarcande.

C’est un nom qui flotte depuis toujours dans nos mémoires. Il est un appel au départ, à l’aventure, à l’urgence de vivre. Il y a toujours eu pêle-mêle, sculptés en filigrane dans les méandres de nos cervelles des noms épatants comme Ispahan, Zanzibar et Tombouctou, il y a toujours eu des cités colorées très lointaines comme La Paz et Pondichery à traîner sur nos tables d’écoliers, et même plus loin jusqu’à presque la fin du monde, on soupçonnait depuis toujours l’existence d’une Tierra del Fuego, d’une route dans le désert de Mauritanie. Derrière les fenêtre grises de nos adolescences, dessiné à la mine d’or sur un ciel de plomb, nous avions toujours eu connaissance de l’existence de Samarcande.

En débarquant de la fournaise du train, Holida nous avait permis de poser nos sacs chez elle et nous logeait dans une grande pièce remplie de fenêtres et de souvenirs. On s’installait au milieu d’une collection de meubles dépareillés habillés de porcelaines russes rutilantes, de coussins afghans et de tapis patinés. Une maison traditionnelle ouzbèque avec une cour au milieu. C’était une ruelle si calme que nous avions du mal à croire que la place du Registan qui bouillonnait sous le soleil n’était qu’à deux pas. Nous aurions voulu nous installer tranquillement et nous poser un temps avant de repartir. Mais la dame nous fit asseoir sur un canapé coloré épuisé par le temps. Une assiette de morceaux de pastèque, sanguine comme jamais, était posée sur la table basse. Elle nous regarda longuement en souriant avant de nous demander d’une voix irrésistiblement douce si nous étions heureux d’être là. Etait-il réellement possible de ne pas l’être en arrivant au centre du monde ?

Samarcande est une des plus grandes cités de la route de la soie. Postée entre Byzance sur les rives de la Méditérannée et Xi’an aux portes du désert en terre de Chine, la ville était un pont entre les civilisations d’Eurasie. De nombreuses religions, comme le zoroastrisme, le boudhisme, l’hindouisme, le judaïsme, le christianisme et l’islam se croisèrent dans les ruelles de la vieille cité, à l’abri des caravansérails et dans le tumulte intellectuel des madrasas. Elle fût au son des sabots des marchands, la synthèse de toutes les cultures de notre vaste continent.

Si ses origines remontent au VIIe siècle avant JC, les plus belles marques de son passé restent encore une fois celles de l’époque timouride au XIVe et XVe siècle durant laquelle Tamerlan et ses successeurs développèrent une folle énergie à rendre sa splendeur à la cité après les ravages des hordes mongoles de Gengis Khan. Si Amir Timur était ce chef de guerre redoutable et cruel, il était également un amoureux des arts. Au fil des conquêtes, il prenait soin d’épargner ingénieurs, architectes et artisans pour les embarquer ensuite dans ses projets d’édification de la Samarcande glorieuse dont il avait toujours rêvé.

La mosquée Bibi Khanoum est un exemple de sa volonté de forger la légende de la ville. L’édifice imposant fût élevé au retour de ses expéditions en Inde vers Dehli, après avoir croisé là-bas des palais extraordinaires. Elle devint une des plus grandes mosquées d’Asie centrale mais malheureusement les techniques modernes alors utilisées n’étaient pas encore éprouvées pour de telles dimensions. Fragile dés sa conception, elle s’abima rapidement. Les tremblements de terre eurent ensuite raison d’elle jusqu’à ce que des restaurations massives du temps de l’union soviétique lui rendent sa splendeur.

Timur le boiteux repose désormais dans un mausolée à la hauteur de l’empire qu’il aura créé. Il fût construit de son vivant et démontre encore une fois le goût du conquérant pour l’art et les belles choses. L’intérieur qui abrite une grande partie de la dynastie timouride est un exemple remarquable de l’architecture et de la décoration islamique. L’ensemble du mausolée est recouvert de reproductions géométriques et de lettres d’or, les soubassements sont en marbres blancs soulignés d’onyx. Les cénotaphes occupent presque toute la pièce et on peut à peine circuler autour. Des bancs permettent de se recueillir. A la fin de la journée, la présence de peu de visiteurs nous permettra de nous y installer un moment afin de profiter de l’endroit. Pénombre et silence étaient ce que nous offrait désormais celui qui avait de son vivant fait trembler le monde.

Son petit-fils prendra plus tard le relais et exaucera d’une certaine façon le vœu de son grand-père en faisant de Samarcande un joyau du continent.

Ulugh Beg nait en 1394. Tamerlan lui confie jeune la tâche de gouverner dans un premier temps Tachkent et d’autres régions de l’empire en construction. Son père lui attribuera ensuite la gouvernance de presque tout l’ensemble des régions d’Asie centrale. Peu doué comme dirigeant, Ulugh Beg préfére largement se consacrer aux sciences et à l’astronomie. Il fait construire la première madrasa de la place du Registan en 1420. Elle permet de faire venir de nombreux étudiants et compte un temps près de soixante astronomes entièrement occupés à scruter le ciel et ses étoiles. Un observatoire sera élevé quelques années plus tard pour compléter l’ensemble. A la mort du sultan Ulugh Beg, ses travaux sur l’astronomie resteront d’une précision inégalée durant les deux siècles qui suivront. Connus sous le nom de « tables sultaniennes », leurs renommées atteindront rapidement Constantinople puis l’Europe. Samarcande participait ainsi à l’édification des connaissances de notre monde.

Outre la madrasa d’Ulugh Beg, deux autres écoles furent ensuite élevées sur la place du Registan. La madrasa Cher-dor et au XVIIe siècle, Tilla Qari, vinrent clôturer l’ensemble pour offrir au regard une harmonie parfaite.

C’est dans cette dernière cour d’école extraordinaire qu’Ella Maillart logera lors de son passage à Samarcande. Autre époque, autre ambiance, l’aventurière décrit un Registan désormais évanoui. Le temps disparu des heures chaudes survoltées, des commerçants chargés de marchandises du monde entier, des mendiants plantés dans les rues adjacentes, de la crasse et de l’or qui planaient partout autour. La cour des miracles n’était plus et il n’y avait sans doute rien à regretter du point de vue des habitants. Aujourd’hui, la place est encadrée par des hauts murs séparant les quartiers des monuments et le tourisme prévoit d’être la prochaine rente. Reste des constructions exceptionnelles et puis malgré tout, notre regard un peu envieux qui ne pouvait s’empêcher de fixer les petites portes sculptées de la madrasa Tilla Qari. Si jamais Ella Maillart venait à en ouvrir une. 

Le soir, le matin, quand elle veut surtout, Holida nous appelle en bas de l’escalier avec un plateau chargé de victuailles. Les effluves de ragoûts, les soupes à peine épicées à la manière ouzbèke viennent emplir les quatre coins de la chambre. Un autre jour ce sont des friands à la viande, une assiette bombée d’abricots minuscules et délicieusement sucrés ou encore un bol de yaourt que l’on retrouve sur la table en revenant de la ville. Holida cultive l’hospitalité autant que la discrétion à un niveau qui surpassent toute nos prévisions quant à la tradition d’accueil ouzbek. Car ce sont deux mots qui collent plutôt bien à ceux que l’on aura croisé dernièrement. Avant de quitter l’Ouzbékistan pour un temps, nous profitions encore un moment de la voix très douce et du beau sourire d’Holida. Car il y avait certainement un troisième adjectif qui revenait régulièrement en traversant le pays. Un qualificatif un rien désuet, un peu naïf. C’était la gentillesse. 

Le dernier soir, Holida nous invitait à diner. Nous partagions le pain fourré à la viande grillée en vidant de petits verres de cognac au nom de Samarkand, qui suffisait déjà à nous ennivrer rien qu’en le lisant. Holida maniait aussi bien l’ouzbek que le russe pour s’exprimer et tout en piquant dans quelques quartiers de tomates, elle évoquait Khayyam et Maupassant. Elle ponctuait régulièrement la conversation de phrases courtes, paroles d’une sage à la vie longue qui, malgré les tourments de son histoire, l’aimait toujours éperdument. Elle nous racontait les russes hébergés pendant deux ans chez elle aprés le début de la guerre en Ukraine. Elle revenait sur l’histoire du prophète Daniel qui reposait non loin d’ici. Et puis on lampait un fond de cognac en chipant un morceau de viande avec le pain. Les doigt gras et l’œil brillant, nous voyagions d’un bout à l’autre du continent dans le sous-sol de la maison d’Holida.

Samarcande, à la croisée des marchands et des conquêtes.

La ville des astronomes et des poètes avait changé et nous arrivions bien tard. Elle n’était plus tout à fait ce lieu d’échange et de démesure qui fit sa légende. Mais lorsque nous y marchions, traînant au hasard dans les ruelles brûlantes des anciens quartiers, nous gardions en tête que tout ceci n’avait rien d’habituel. Depuis trois mois, notre vie avait été bordée de contrées extraordinaires, de rencontres et d’histoires merveilleuses. Et depuis toujours, Samarcande se nourrissait précisément de tous ses voyages anonymes, du pas de ces femmes et de ces hommes parcourant inlassablement l’Europe et l’Asie. Ceux-là s’obstinaient encore à converger, drôles d’illuminés modernes, vers l’illustre place du Registan. Samarcande n’était pas seulement un mythe enveloppé de poussière éreinté de soleil, elle continuait à vivre devant nos yeux au milieu du désert et des soubresauts du monde, indestructible et légendaire. C’est en tout cas ce que nous montrait Holida lorsque nous la regardions ce matin une dernière fois avant de partir. Un sourire au milieu de la cour de sa maison. A deux pas du Registan de Samarcande, c’est à dire au centre du monde. Précisement.


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