Elle pourrait être une simple ville frontière car elle est seulement à une vingtaine de minutes de l’Ouzbékistan mais elle semble avoir une existence propre et ne vit pas, comme cela arrive souvent, de l’unique commerce douanier. Elle fût en réalité un point de passage majeur sur la route de la soie grâce à sa proximité avec Samarcande distante d’une soixantaine de kilomètres. Et elle devint un lieu central où les sogdiens se sédentarisèrent dans l’antiquité. Ce peuple venu d’Iran fit de ce bassin une région fertile d’Asie centrale.
La vallée est large, traversée par la rivière Zeravchan. Elle profite de cette manne liquide pour se tapisser de champs et de vergers. Autour les montagnes naissantes forment une barrière minérale ocre et font constrastes avec une aridité radicale. Ce sont elles, plus que la rangée de barbelés passée à pied qui indique que nous avons changé de pays. Le paysage devient plus chaotique, on s’éloigne des steppes ouzbèques aux horizons infinis pour s’engager dans le pays des Tadjiks.

Nous trouvons à Pendjikent une vie plus animée, moins ordonnée que chez le voisin ouzbek. Le marché central organisé autour d’un bâtiment circulaire déborde dans la rue. Les fringues d’occasions s’acoquinent sur les trottoirs avec les pastèques ventrues. Il faut faire notre chemin en prenant garde à ne pas empiéter sur le commerce d’à côté.


La ville s’organise autour d’une artère principale et après quelques rues adjacentes, on se retrouve rapidement dans la campagne. Nous dérivons vers la rivière en suivant un sentier qui mène aux champs. Les quelques personnes occupées à travailler la terre que nous croisons se fendent tous d’un signe de la main. Les plus proches demandent d’où nous venons.

On retrouve les trottoirs et le bitume le midi. Une visite au petit musée de la ville nous donne une leçon d’histoire sur la région. Dans la rue, l’omniprésence visuelle du président donne une vague idée du système politique en vigueur. Nous comprenons en observant les nombreuses affiches où on peut le voir mis en scène dans les champs, les écoles ou les hôpitaux par exemple, qu’il maitrise aussi bien le microscope que la pioche ou la charrue. On veut bien alors croire qu’il est l’homme de toutes les situations et qu’il n’y avait donc effectivement aucune raison valable pour en changer depuis sa première élection en 1994.


Le soir nous continuons à sillonner méthodiquement Pendjikent, selon un scénario éprouvé. Dès que nous entrons dans une ville nouvelle, nous commençons par arpenter timidement les artères principales afin de prendre nos repères. Le lendemain, lorsqu’une géographie se dessine doucement dans nos têtes, nous prenons la tangente, les binogènes, toutes ces ribines qui ne mènent nulle autre part que dans les ruelles biscornues, les cours de recré, les culs de sacs, chez les gens d’ici. Nous suivons un canal qui ceinture le nord de la ville, lieu de promenade pour les poussettes, terrain de jeu pour les enfants, la soirée arrive et chacun profite des dernières heures de soleil. L’eau filtre les soubresauts bruyants d’une circulation anarchique montant depuis le boulevard principal. Rien ne vient perturber la promenade.


A côté, ce qui ressemble à un terrain vague est en réalité une partie de l’ancienne Pendjikent. Comme personne ne nous arrête, on va l’explorer avant la nuit. Des fouilles révèlent d’anciennes constructions en attente d’une mise à jour plus conséquente. Quand on se retourne, c’est Pendjikent, la contemporaine, qui s’offre à la vue.


Le lendemain, la vieille Opel dont les fenêtres et les manivelles ont définitivement disparu se remplit d’une poussière acre lorsqu’on s’engage sur la piste dans la vallée de Haft Kul. Chaque kilomètre parcouru nous fond un peu plus dans le paysage, on blanchit. Nous avons laissé nos gros sacs à Pendjikent pour nous enfoncer quelques jours dans les montagnes voisines.

Le paysage alterne entre les pentes de graviers bruns et les oasis de verdure créées par l’homme à flancs de coteaux et signalées par de hauts peupliers. Le long du sentier, les abricotiers donnent des fruits à profusion en cette saison. On les retrouvera à sécher, étalés sur les toits des maisons.


Padrud, quelques habitants, des maisons en adobe, une ruelle ou deux, une vie malgré tout animée. Deux épiceries invisibles à nos yeux, quand on ne connaît pas, offre le strict minimum c’est à dire le superflu. Des gâteaux secs, des fruits et quelques oignons, des sodas et lorsqu’on arrive au moment du ravitaillement effectué par un vieux tous terrains chargé de paquets jusqu’au toit, on peut espérer acheter du pain. Pour le reste, les gens sont autonomes. Ils sont paysans, montagnards, débrouillards, bref indestructibles. Ils ne demandent rien à personne, ils sont les rudes tadjiks des montagnes.



Les sept lacs se succédent en file indienne, espacés par des torrents et des prairies humides et verdoyantes. Les couleurs changent souvent selon la profondeur et l’heure de la journée. Les eaux délivrent des teintes virant de l’opale à l’émeraude, du bleu pétrole au charbon. Vert, bleu, noir, personne ne saurait dire exactement. Elles fascinent et là au moins, tout le monde s’accordent. Les tailles des lacs diffèrent aussi, une piste en terre permet de les longer. Le ciel déforme en permanence à grand défilé de nuages un tableau sublime pour en dessiner aussitôt un autre encore plus remarquable à la suite.


De rares maisons s’accrochent sur les hauteurs d’où l’on voit partir des sentiers muletiers, de fins zigzags gravés sur la montagne. Nos compagnons de voyage sur le chemin sont des paysans et des ânes. Les animaux, petits et solides, sont chargés de foins et rejoignent les hameaux. Les femmes, les hommes nous gavent de sourires. Les gamines qui nous font toutes, sans exception, des signes de bienvenue sont habillées comme pour le dimanche. On les croyait paysannes montées sur des ânes. Elles sont princesses tadjikes nées au creux des montagnes.


Au bout du septième lac, le sentier s’engage vers une passe. On s’arrête sur un carré d’herbe pour manger un morceau de pain. Le ressac du lac rappelle presque celui de la mer, à voix basse du moins. Le vent qui s’engouffre dans le couloir de montagne est un bienfaiteur lorsqu’on s’endort un moment sous le soleil à 2500 mètres.


Nous choisissons après deux nuits passées à Padrud de redescendre la vallée à pied jusqu’à Shing en espérant que nous trouverons à y dormir. De là une marhstrutka nous redescendra peut-être jusqu’à la route pour Pendjikent.
La jeune femme qui nous accueille dans sa maison à Shing est encore d’une gentillesse redoutable. Elle nous installe sur le tapchan et apporte quelques minutes plus tard, le thé accompagné de miel, de gâteaux, d’amandes et de quartiers de pastèque. On ne sait bêtement que répéter des ”Merci” comme des perroquets bien élevés. Nous ne sommes pas à la hauteur, on en est certains.

En fin de journée, les enfants que l’on a déjà croisé et salué au moins cent fois, émaillent de leurs jeux et de leurs rires la cour de la maison. On lit, assis dans la coursive devant la chambre. Il fait bon, le repas du soir est en préparation, bruits de couteau sur le billeau, odeurs de légumes rissolés qui se mèlent à l’air tiède. Un enfant nous harcèle depuis qu’on lui a donné un biscuit. On essaye de lire, difficilement, tandis qu’il nous tord l’oreille avec ses doigts. Dans ces moments de plénitude où le soleil flirte avec une pénombre naissante, on ne sait plus très bien faire la différence entre les pages du roman que l’on feuillete et la vie qui passe devant nos yeux. Cela n’a pas vraiment d’importance. Fiction ou bien réalité, ces instants sont tous précieux.

Le lendemain matin à 6h00, on fait le planton sur la place de l’épicerie déserte. La femme qui nous accueillait la veille est sortie pour nous dire adieu en nous gratifiant à l’aurore d’un beau rayon de sourire. On attend la marshrutka pour quitter la vallée. Lorsqu’elle arrive, elle est déjà pleine à craquer. On nous dit de monter malgré tout sans savoir où mettre le premier pied. Nous sommes trente adultes et deux enfants dans une camionnette pour seize places assises. Le chauffeur partage aussi son siège avec un passager. On se contorsionne, on se cale, on s’imbrique et quand plus rien ne bouge, l’engin démarre dans un nuage de poussière. C’est debout pour l’un, écrasé contre la vitre, et assise pour l’autre, en équilibre sur un banc en bois, que nous faisons nos adieux à la vallée dans les monts Fann.



Le monde est plein de parenthèses enchantées. Haft Kul en est une. On ne le savait pas avant d’y aller.
En savoir plus sur Ribines et Godillots
Abonnez-vous pour recevoir les derniers articles par e-mail.

