Le lendemain nous quittons provisoirement la Pamir Highway et prenons la route de Jisev dans la vallée de Bartang plus au nord. Nous parcourons la distance d’une trentaine de kilomètres avec une connaissance d’une personne rencontrée dans la rue le matin lorsque nous demandions un transport au hasard à Rushan. La piste, si elle est franchement mauvaise, est un enchantement pour les yeux. Elle traverse des hameaux peuplés d’étoffes colorées, de regards clairs et de sourires discrets. Elle naviguent, simple tas de cailloux, au raz de la rivière boueuse entre les hautes montagnes brunes acerées. Elle secoue sans répit, elle nous laisse à peine passer, elle cogne tant qu’elle peut, elle ne laisse pas un instant indifférente. Le monde est souvent plus beau quand le cœur bat trop vite.




En fin de matinée après notre entrée dans la vallée par un pont supendu qui traverse la rivière Bartang et deux petites heures à monter en suivant un sentier de pierres, nous arrivons à Chadin, un village composé de trois maisons et autant de bergeries.


Sur le tapchan, à l’abri du auvent qui se fait canarder d’abricots petits et ronds comme des cerises, on regarde la famille qui nous accueille pour la nuit. Les enfants jouent sur l’herbe, se courent après, s’écroulent et repartent en riant, les adultes s’affairent au séchage des fruits pour l’hiver à l’ombre d’un arbre. Ils gobent autant d’abricots qu’ils en mettent dans le panier. L’été est une bénédiction pour les oiseaux comme pour les humains, il faut manger et chanter avant le retour du rude hiver. A quelques mètres de là, la rivière Jizevdara est un bruit de fond qui fait la course avec les rafales de vent tiède tournoyant dans la vallée. On nous offre le thé, on se prépare une soupe de nouille sur notre réchaud. On s’endort un instant avant de repartir sur le sentier qui continue plus haut.




Trois villages ou plutôt trois minuscules hameaux se recroquevillent au fond de la vallée. Les maisons traditionnelles en pierre aux toits plats sont espacées par des lacs turquoises aux eaux assoupies. Autour ce sont des falaises de tungstène ou bien des déluges de rocailles qui dégringolent jusqu’à l’eau mentholée.



La main de l’homme n’a rien abîmé, elle n’a fait qu’adoucir un paysage qui n’existe que sur des gravures de contes de fées. On redescend en fin de journée jusqu’à notre tapchan. Une nuit dans un refuge de montagne, seuls, au bord de la rivière avant de reprendre la route dans l’autre sens le lendemain. Pour dire vrai, on ne revient jamais complètement de ces lieux hors du temps.



Rejoindre Khorog le lendemain s’avère plus compliqué que prévu. Nous pensions compter sur une marshrutka mais il semble qu’il n’y en ait qu’une par jour et elle est déjà partie lorsque nous atteignons Rushan. Nous nous raccrochons à un groupe de trois tadjiks qui souhaite partir au même endroit que nous. Puis en début d’après-midi, un autre homme se renseigne sur ce qu’on fait ici et à 15h00 nous sommes dans un fourgon soulevant la poussière en direction de Khorog.
On ne s’attendait pas à trouver une ville de province aussi animée. Il est 18h00, les pamiris sont des gens finalement comme tout le monde, ils mangent des glaces en se promenant sur de larges trottoirs à l’ombre des peupliers longilignes, ils traversent la rivière Gunt sur des passerelles branlantes, profitant d’une agréable brise tiède d’une fin d’après-midi. Le mythe s’écroule sous le néon blafard d’une enseigne de supermarché. Le Pamir auvait donc troqué sa chemise crasseuse d’aventurier contre un veston flanelle décontracté à l’effet froissé. L’image est évidemment exagérée mais on constate que même dans les coins les plus reculés de la planète, le monde change désormais à vive allure. Après tout, le mouvement reste un signe de vie.



Coincée entre les montagnes, au carrefour de deux rivières, elle est aussi cernée par deux routes. Au nord la M41 qui continue son chemin dans le Pamir. Au sud, la piste qui s’engage dans la vallée du Wakhan en longeant la frontière afghane. C’est cette dernière que nous décidons d’emprunter le lendemain. A la condition de trouver un véhicule.



8h00, une marhstrutka, petit format japonais plus fatigué que nous, s’engage dans le Wakhan. La vallée est étroite et opére un étrange rapprochement avec la rive afghane. Curieusement, nous ne sommes pas les seuls à jeter régulièrement un œil de ce côté de la rivière. Les anciens, avec qui nous voyageons, surveillent chaque mouvement en même temps que nous. L’un d’entre eux avait évoqué les talibans avant de partir : « Il y a eux à une trentaine de mètres et puis il y a nous », disait-il. Fatalisme triste. Ils sont si près qu’on pourrait presque bavarder un instant avec eux. Le long de la route, des postes de garde individuels en pierre tiennent lieu de bornes kilomètriques. Il y a peu encore, les trafics en tout genre, dont celui de l’opium, transitaient aisément par cette frontière complètement poreuse. Aujourd’hui, on ne sait pas si l’arrivée des talibans a mis un terme à ce commerce de l’ombre. On en doute. En tout cas, les jeunes militaires qui patrouillent par trois ou quatre le long du fleuve ne peuvent certainement pas contrôler grand chose sur une frontière aussi grande et si facilement franchissable.


Au moment de prendre un cliché de l’Afghanistan depuis la voiture, un vieil homme qui voyage avec nous explique qu’il ne faut pas prendre de photos car les talibans nous observe. On perçoit immédiatement l’inquiétude des wakhis à l’égard de leurs sinistres voisins. Rien n’est normal ici et personne ne s’habitue à la situation récente. Les islamistes de Kaboul n’étaient, jusqu’à très récemment, pas encore présents dans cette vallée extrêmement isolée. Alors désormais on jette un œil de l’autre côté. Si la population du Wakhan tadjik mène une vie traditionelle, elle n’en est pas moins plutôt libérale et se trouve être à l’opposé des valeurs des talibans. On se refait une nouvelle fois contrôler nos permis de voyager dans la zone. L’arrêt obligatoire repose un instant les os du chaos de la route. Rien n’est normal dans cette région, à commencer par ce paysage inouïe de beauté.


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