La chance nous accompagne aujourd’hui, nous sommes déjà, à 12h00, assis à Ishkashim sur un bout de trottoir pour grignoter un morceau. Nous avons mis moins de 4h00 pour faire 100 kilomètres. Nous reculons alors l’idée de chercher un logis dans le village et préférons marcher jusqu’à une prochaine étape en parcourant l’unique voie de la vallée qui longe la rivière Panj et l’Afghanistan. Les paysans par petits groupes travaillent dans les champs et ne manquent jamais de nous faire de grands signes pour simplement nous saluer, nous proposer de venir les aider ou bien prendre un thé. Nous croisons également des militaires occupés à la récolte du foin. L’armée possède des champs et les soldats se chargent de l’entretien.

En fin d’après-midi, après une vingtaine de kilomètres à sillonner la campagne, nous grimpons au sommet de l’ancienne forteresse de Khakha. Edifiée au IIIe siècle avant JC par les Kouchan, elle fait partie d’un réseau de fortifications bâties pour défendre la vallée et en contrôler le commerce. Avant l’installation de l’islam dans la région, le zoroastrisme d’origine Perse était la religion qui infusait dans la vallée. Et l’on retrouve encore des sanctuaires dédiés à ce culte méconnu qui fût certainement la première religion monothéiste au monde. On peut soupçonner la route de la soie de s’être chargée par la suite de diffuser jusqu’à la Méditérannée ce concept intellectuel absolument original dans un monde antique peuplé alors par un panthéon de divinités nombreuses et capricieuses.

Si l’édifice est en ruine, la vue reste quant à elle imprenable sur la vallée. Du côté afghan, les champs en courbes douces et irrigués par un réseau complexe de petits canaux sont les mêmes qu’au Wakhan tadjik. En fond de tableau les cimes enneigées indiquent la proximité du Pakistan se trouvant à une vingtaine de kilomètres seulement. Car ici les frontières ont conservé le souvenir de la petite cuisine diplomatique des puissances européennes qui se chamaillaient au tout début du vingtième siècle dans la région. A l’époque de ce qu’on nomme le grand jeu, les britanniques inquiets de voir les russes progresser en direction du joyau de l’empire, les précieuses Indes, firent en sorte de créer un espace inviolable entre les deux puissances. Un étroit couloir montagneux occupé par l’Afghanistan, le corridor de Wakhan, fit ainsi office de zone tampon. Grâce à cette situation rocambolesque, nous pouvons ce soir depuis le Pamir Tadjik, observer l’Afghanistan à une vingtaine de mètres, et dans la même direction mais à peine vingt kilomètres plus loin, contempler également les neiges éternelles du Pakistan, ancienne possession britannique.


Nous logeons au pied de la forteresse dans le village de Namadgut chez une famille paysanne. La pièce où nous dormons fait salon la journée et chambre à coucher le soir. Comme dans toute les maisons pamiris, elle est étagée grâce à une estrade et des tapis traditionnels en couvrent le sol. On s’endort sur une natte molletonnée. Simple, rudimentaire, efficace. Par la petite fenêtre de la pièce qui donne sur la terre afghane, le ciel brille de mille feux. Nous en avons bien au moins autant dans les yeux depuis que nous vivons au Pamir.

Le matin, 6h00, le petit garçon de la famille est au milieu de la cour en terre battue. Un tuyau planté en son centre ramène l’eau depuis la montagne. Accroupi, il se rince très doucement les mains, le visage, puis reste longtemps sans bouger, comme méditatif, avant de renouveler les mêmes gestes plusieurs fois. Le soleil n’a pas encore franchi la verticale rocheuse qui surplombe la vallée quand le petit enfant de 4 ans se relève pour aller s’habiller. Instant de grâce pure.

Le stop fonctionne à merveille ce matin. Deux voitures à 8h00 presqu’à suivre. La première ne peut prendre qu’une personne, la seconde nous embarque tous les deux. C’est une famille qui habite à Yamchun à une soixantaine de kilomètres. C’est là que nous nous arrêterons donc. Ils ont fait le voyage la veille depuis Douchanbé, vingt heures de route. Dans le vieux tout terrain, le paysage rebondit au gré des plis de la piste, rythmé par une musique wakhie entraînante. Dans un hameau, notre famille accepte de prendre deux grands-mères supplémentaires pour quelques kilomètres. Comme nous n’avons pas assez de place, nous roulons portes ouvertes. Les fesses comme les rires débordent de l’auto. L’hospitalité wakhie. On se fond lentement dans un univers minéral avec dans la pupille, l’image au loin des montagnes blanches et brillantes de l’Hindou Kouch pakistanais.



Une seconde voiture nous prendra à la suite pour nous rapprocher. On a subitement beaucoup plus de places car nous voyageons avec cinq enfants en bas âges. Outre l’espace, on gagne aussi de grands yeux ronds et des billes de clowns.
A Yamg où nous faisons une pause à l’ombre d’une épicerie, un jeune homme vient discuter. Il nous raconte son histoire et nous apprend qu’il s’appelle François. Ce prénom typiquement français lui a été donné à sa naissance en 1993 par un docteur français de l’organisation Médecins Sans Frontière, au moment où le Tadjikistan s’enfonçait dans une longue guerre civile. Une cycliste polonaise s’arrête plus tard un instant pour discuter deux secondes puis c’est le tour d’un motard australien que nous renseignons sur la route à suivre. Rencontres immobiles et impromptues un midi sur le trottoir d’un village wakhi. Le souffle épique de l’aventure plane sur ce coin de la planète. Rien n’est tout à fait normal ici. On repart sous le soleil, plein d’énergie.




Vrang est une étape où nous allons visiter un stupa datant du Ve siècle avant JC, unique trace de la présence boudhiste dans la vallée du Panj. La vue sur la vallée qui s’est élargie depuis quelques temps offre un spectacle dantesque. On gagne doucement en altitude, 2800 mètres. Ciel limpide et brise légère, on cherche ce qu’il manque, on ne trouve pas.

Après un coup dans l’eau pour un stop qui capote en cours de route, notre quatrième véhicule de la journée s’arrête et nous embarque alors que nous marchions sur la piste de poudre blanche. On s’entasse sur les sièges arrières dans le coffre au milieu des bagages. Lorsque nous tendons un paquet de bonbons aux deux enfants présents dans la voiture, ce sont les trois mamies d’à côté qui sont les plus gourmandes et qui piochent chacune allègrement une bonne poignée de sucreries. L’effronterie n’a décidément pas d’âge. On fait semblant de ne rien voir, on se marre. On s’était promis de tout partager, les bosses et les bonbons. C’est fait.



17h00, Langar se profile après un dernier virage de la rivière. C’est la fin de notre course pour aujourd’hui. C’est un peu comme le manège à la fête foraine, on est contents quand ça s’arrête. Marre des torgnoles contre le toit des bagnoles, marre de la poussière blanche dans la bouche en marchant, marre du soleil qui dessèche les carcasses, marre des bonjour permanents, marre !
Et puis peu de temps après, on remet une pièce dans la machine pour recommencer. Parce que tout ça, sûr que c’est trop bien ! Demain seulement.


Demain déjà. 5h00 à la montre, comme chaque jour, on se prépare à inventer une nouvelle route. Nous devons quitter la rive afghane pour remonter vers le nord en direction de la M41, l’ancienne voie soviétique. Il faut, avant de la rejoindre, parcourir une mauvaise piste. 5h00 de conduite pour une centaine de kilomètres. Il n’y a quasiment pas de véhicules à circuler dans la région. Nous abandonnons cette fois le stop au profit d’un 4×4. Un dernier regard sur l’inoubliable vallée du Wakhan. Nous longeons désormais la rivière Pamir avec une dernière fois l’Afghanistan comme voisin immédiat pour encore une soixantaine de kilomètres.

Avant de dépasser les 4000 mètres d’altitude, la vie ne tient qu’à un fil de caillasse. On avance vite sur une route gondolée et sinueuse, accrochée à la montagne au bord d’un précipice vertigineux. Le vide sous les pieds, les yeux grands ouverts, le ventre serré. Traversée de torrents, jeux de dérapages dans les sables blonds, falaises abyssales, cette route ne faillit pas à sa rude réputation. Nous faisons des pauses régulières pour refroidir le moteur avec l’eau des torrents.

Le long de la rivière, on aperçoit des chameaux de bactriane paisiblement installés sur les herbues. A Kargush, après un contrôle militaire, nous bifurquons vers le nord pour continuer sur les hauts plateaux du Pamir. Nous abandonnons les vertes oasis, les peupliers verticaux et les hameaux accueillants de la vallée wakhie pour entrer dans un monde aride et sauvage. Il n’y a plus rien. Champs de cailloux et ciel bleu. 4400 mètres, on ne sait pas si c’est la poussière qui s’infiltre partout ou l’altitude qui provoque ce léger mal de tête qui s’installe doucement. De petits lacs viennent distraire l’œil, quelques reflets étincelants rongés par le sel au milieu d’un pays couleur terre de sienne.





Bulunkul, au milieu de nulle part, une marque de fabrique ici. Nulle part c’est forcément par là. On dirait un village du Salar bolivien, une grande plaine circulaire entourée de montagnes, un lac d’altitude et quelques maisons blanches dessinées sur le sable. On trouve quelques carcasses de voitures qui n’ont pas eu le courage de repartir. Un puit commun alimente le village. On jette le seau au fond, on tire sur la corde, on a de l’eau. Facile nous dit la femme qui nous montre comment faire. Des enfants jouent dans les marais qui débordent du lac, un chien solitaire nous accompagne le temps d’une balade, le vent souffle fort et frais, autant que le soleil est insolent de chaleur à cette altitude. Comme on trouve deux grosses pierres dans le désert, on s’y installe pour longtemps. Avec notre chien. Jusqu’à temps que la nuit et le froid nous en chasse. On dit qu’il peut faire jusqu’à -60° l’hiver. Ceux que l’on voit ce soir ici connaissent cela. Ce soir il fait seulement frais. C’est pleine lune cette nuit à Bulunkul.



Retour à Khorog, il s’agit de boucler l’aventure sans revenir sur nos pas mais en empruntant la M41, l’autoroute du Pamir. Le nom est un brin ironique puisque la Highway est une alternance de mauvaise piste en terre et de tronçons déchirés d’un ancien bitume soviétique. L’excès de vitesse y est proscrit. Nous avons 200 kilomètres à faire avant de rejoindre Khorog. Un 4×4 qui rentrait de Bulunkul après avoir déposé un groupe de marcheurs en montagne, accepte de nous prendre à bord. Nous sommes tirés d’affaire cette fois encore. Il n’y avait plus aucune voiture dans le village de Bulunkul. Paysage d’une infinie beauté qu’on ne peut admirer qu’à ces altitudes. Une marmotte rouge croise notre route précipitamment. Le relief s’arrondit légèrement en avançant, quelques sommets enneigés font de la résistance, on trimballe notre solitude sur les hauts plateaux au milieu du désert. La Pamir Highway est un songe qui se réalise aussi éveillé. On le sait désormais.



Demain, il faudra chercher un ultime véhicule pour rejoindre Douchanbé. Une quinzaine d’heure de piste et cette aventure appartiendra au passé.
Après on se demandera quelle nouvelle direction emprunter. Le futur cognera, on l’espère, à la porte. Le regarder passer sans ne rien faire serait criminel.
D’autant que des rêves, on en a encore pleins les poches.


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