Tian Shan, les Monts Célestes

La fête de l’indépendance coïncide avec la chute des températures. 25 degrés, on exécute au pas cadencé des lignes droites sur les larges boulevards de Bishkek, la capitale kirghize. Le 31 août, la population se réunit sur la place Ala Too où les chanteurs populaires du moment enchaînent sur la scène des chansons pop acidulées et des mélodies traditionnelles qui font vibrer les cœurs. Nous fêtons la séparation de 1991 avec le grand frère russe. Reste malgré tout discrètement derrière le musée cubique en marbre blanc de la place principale, une inévitable statue de Lénine. Dans la rue les anciens colons qui ne sont pas retournés à Moscou sont devenu kirghizes à leur tour. Un axe nord-sud contribue toujours à réinventer ainsi une société kirghize où les peuples s’imbriquent, dans la paix comme dans la guerre, au rythme des soubresauts de l’histoire.

Le lendemain, la rue voit déferler une jeunesse parée de noir et de blanc se presser vers les écoles. Les élégantes en jupes sombres et chemisiers lumineux prennent la direction des bancs en même temps que les garçons en vestons et pantalons fuselés. Il n’existe pas réellement d’uniforme mais plutôt un code vestimentaire porté avec une assurance et un raffinement qui nous rend d’un coup un peu vulgaire avec nos t-shirts défraîchis. On se réjouit du spectacle d’une rue chic, qui par chance, nous ignore royalement.

C’est la rentrée, presque l’automne, la fin des vacances dans les yourtes et des échappées folles dans les steppes. Les stylos et les cahiers qui se vendent dans les souterrains de Bishkek ont remplacé les lassos et les étriers. Il s’agit désormais de rayonner sur les pupitres après avoir été cavalières et cavaliers à travers les prairies et les montagnes. Cette jeunesse brille et nous éblouit.

Lorsque nous décidons de repartir vers le sud, nous ratons la marshrutka du matin qui mène à Naryn. Nous constituons donc avec deux kirghizes un équipage pour filer en voiture. Le chauffeur qui connaît la route de montagne par cœur, roule à 140 au lieu du théorique 70 imposé. Le roulis est fort dans la carlingue en rentrant dans les virages. Rien n’est à négocier, on se contente de foncer au milieu des montagnes de sables rouges en tenant ferme le volant. Deux arrêts indispensables permettent enfin de respirer. Il s’agit de faire le plein d’essence et de réapprovisionner le stock de kurut. Achetées sur le bord de la route, ces petites boulettes de fromage très secs et plutôt forts, une fierté kirghize, nous sont distribuées par le chauffeur pour surmonter probablement le roulis à venir. On fonce à nouveau, un goût âcre et salé de fromage de brebis ou de jument dans la bouche. C’est peut-être comme cela qu’on deviendra un jour kirghizes.

Naryn est étiré en longueur le long du fleuve du même nom qui charrie les alluvions lourdes et grises des montagnes du Tian Shan. Autour un relief brun semi-aride forme un désert où une mauvaise houle aurait dessiné un océan de vagues. En l’absence de sentiers on grimpe à l’azimut traçant des lignes imaginaires jusqu’au sommet d’un mont puis d’un autre, serpentant entre les méandres d’un inextricable labyrinthe vallonné. Il faut parfois monter dur pour passer dans une autre vallée. On se verticalise, accrochés à quelques touffes d’herbes sèches et de monticules de poussières d’un été qui s’achève. Sur un sommet voisin, des chevaux se marrent à nous voir, bipèdes ahanants, peiner autant pour accrocher un pauvre pic à 3500 mètres. Nous, on se demande comment ils ont fait pour réussir à aller crécher aussi près des étoiles. Plusieurs centaines de mètres plus bas, on aperçoit les camions en fuite sur une route en lacets qui serpente à travers les Monts Célestes.

Nous réalisons que personne ne sait où l’on se trouve à cette heure. Les chemins sont invisibles, les destinations imprécises et hasardeuses, nous nous contentons de marcher et grimper en cherchant l’équilibre sur un toit brûlant, livrés aux quatre vents d’un continent éblouissant. La liberté est une affaire intime, un pari aveugle sur un avenir éclairé seulement par le doute et l’envie.

Nous rejoignons At Bashy deux jours plus tard en empruntant la route aperçue lorsque nous courions après les sommets. Paysage de steppes et doux reliefs ocres des contreforts du Tian Shan qu’Ella Maillart sillonnait il y a un siècle pour rejoindre Kachgar en Chine. Rien n’a véritablement changé, les confins restent les confins, une aventure lointaine, un poème pour les âmes en exil, un éternel envoûtement. La voie commerciale n’a pas disparu non plus. La frontière est à quelques encablures de là, les camions de l’empire du milieu en témoignent.

Le soir, nous logeons chez Aki et Asel à côté d’At Bashi, dernière commune importante avant la Chine. Le bourg est également connu pour son importante foire aux animaux rameutant avant le lever du jour les nombreux éleveurs de la région. Chevaux, vaches, yacks et moutons font l’objet de transactions discrètes au milieu d’une foule animée et festive.

On y croisera notamment les étonnants moutons Arashan, grandes oreilles et postérieurs bombés, aux dimensions aussi mirobolantes que leurs prix de vente.

Jouxtant la foire animale, un immense bazar vient compléter le tout en proposant denrées et vêtements afin de remplir les coffres des voitures arrivées vides le matin. Entre ces deux univers marchands, les restaurants logés dans des containers aménagés alignent les odeurs de viandes grillées et de poissons en friture. On traînera une matinée entière dans les allées de ce monde rural qui vient se rencontrer le dimanche au bord de la rivière At Bashy autant pour faire des affaires que pour partager quelques nouvelles du pays et une paire de brochettes fumantes entre amis.

Aki qui devait nous déposer le lendemain à Tash Rabat décide de faire l’ascension à pied avec nous jusqu’au col du Panda à 4000 mètres. Nous visitons avant le départ le caravansérail, ultime témoignage du passage des commerçants dans cette passe montagnarde entre la Chine et le Kirghizistan.

L’édifice trouve sa place sur celui d’un ancien monastère chrétien qui au IXe siècle avait la même fonction d’accueil des voyageurs qui franchissaient le col du Panda. Preuve est que la route de la soie véhiculait tout autant les cultes et les concepts intellectuels que les marchandises précieuses des marchands.

Autoroute des vastes steppes ou bien lacets de pierre grimpant les cols des Monts Célestes, la route de la soie est partout une légende.

Le caravansérail sombre et replié sur lui est une forteresse nichée au creux de la vallée de Tash Rabat. On y découvre ce qui pouvait être les dortoirs, le réfectoire et la vaste salle commune abritée sous une haute voûte lumineuse. Dehors lorsque le vent, le soleil ou la neige s’abattent sur ce paysage dantesque, les voyageurs se reposent et se réchauffent adossés aux murs de pierre, courbés par la fatigue de la journée. Le soir, les langues se délient et délivrent les histoires de l’ouest, les anecdotes de l’est. C’est un continent entier de Brest à Beijing qui partage sous les étoiles de la vallée de Tash Rabat une histoire commune.

Alors lorsque quelques visiteurs kirghizes, apprenant que nous sommes français, nous entraînent dans les méandres du caravansérail pour faire la visite ensemble, nous sommes immédiatement persuadés que la photo de groupe prise avant de nous séparer n’est pas qu’un simple souvenir mais est le signe évident que cette route immémorielle est l’histoire d’une vaste communauté de vie. Nous en sommes chacun un maillon.

Et puis enfin, difficile de l’oublier, il y a toujours cette ombre tenace et plus contemporaine d’Ella Maillart qui traîne ses guêtres dans les parages pour l’éternité. On entame l’ascension, galvanisés par les voix lointaines de tous ces voyageurs qui empruntèrent le même chemin.

En dépassant les 4000 mètres d’altitude, le lac Tchatyr Kul se dévoile au fond d’une large vallée bordée au côté opposé par la frontière chinoise. Kachgar est à quelques encablures.

Le vent violent nous force à déjeuner rapidement derrière un refuge sommaire de quelques pierres entassées avant de redescendre dans le sillage d’un berger guidant son troupeau de moutons vers la vallée. Le froid refuse la flânerie et défie les trainards, nous filons pressés par les rafales cinglantes dans une pente minérale abyssale.

L’urgence de la fuite au beau milieu de cette immensité grise, presque métallique, nous ennivrait autant qu’elle s’évertuait à épaissir subitement nos vies. Courir au milieu de la montagne suffisait à justifier, s’il le fallait, d’un coup notre existence toute entière.


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