Issyk Kul « Partir, c’est revivre »

Lorsqu’on ne veut plus, au moins pour un temps, arpenter les hauts reliefs kirghizes, il ne reste plus qu’à se précipiter vers le lac Issyk-Kul. L’étendue plane et si bleue devient alors un baume pour les yeux qui n’en peuvent plus de se heurter aux sommets enneigés et vertigineux des Tian Shan. L’effort est banni pour les jours à venir et on se contente seulement de fixer un horizon monotone d’un œil distrait et apaisé.

L’Issyk-kul n’est pas n’importe quel mare d’altitude. Le lac cumule quelques superlatifs. Cinquième plus profond de la planète avec sa plongée de 668 mètres, il est en comparaison plus de dix fois plus grand que le lac Léman. Et comme il plane modestement à 1600 mètres, il n’en reste pas moins le second plus grand lac d’altitude du monde après le Titicaca bolivien. Bref, lorsque la marshrutka nous débarque à Tosor, au sud du lac, nous avons la singulière impression d’atteindre un vaste bord de mer plutôt qu’un modeste étang anonyme. Et puisque le lac est légèrement salé, nous sommes certains que c’est bien des vacances balnéaires qui se profilent au bout de la rue principale en terre où seul un âne est venu nous accueillir.

Le lendemain, nous faisons un rapide passage au canyon de Skazka où l’érosion a transformé une nouvelle fois un coin de montagne en une œuvre d’art. Le retour à pied qui s’annonce comme à l’aller fastidieux, car effectué le long d’un interminable chantier routier, nous est en partie épargné par un conducteur d’engin qui nous prend à bord de son camion benne. Cette nouvelle route de la soie qui n’est pour l’heure qu’un fatras de poussière, de boues collantes et de bitume en fusion, nous apparait soudainement tout à fait confortable depuis la cabine d’un 44 tonnes chargé de sable.

On filait vite le lendemain vers Karakol qui devait devenir notre point d’ancrage le plus à l’est du Kirghizistan, à l’extrémité du lac. Comptant parmi les villes d’importance du pays, elle touche les frontières chinoise et kazakhe. Lieu de passage pour les nomades, ses artères rectilignes virent passer également nombre de russes sous l’ère soviètique, à commencer par le géographe Nikolaï Mikhaïlovitch Prjevalski qui dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle explora une grande partie de l’Asie centrale. Enterré à Karakol, son nom est désormais associé dans le reste du monde au cheval de Przewalski, l’explorateur étant considéré comme le premier européen à avoir rencontré la seule espèce de cheval sauvage connue.

Karakol cache quelques autres pépites comme l’église orthodoxe en bois construite sans l’apport du moindre clou. L’intérieur lumineux qui sent la cire et le bois patiné, ressemble plus à une salle patronale qu’aux habituelles églises que l’on connaît.

Une mosquée originale et colorée, d’inspiration chinoise avec un toit qui rappelle celui d’une pagode, est une des autres curiosités de Karakol. Elle marque la présence des dounganes, ethnie minoritaire chinoise originellement boudhiste qui fût islamisée à partir du douzième siècle.

Et puis, dans une petite bâtisse en bois aux fenêtres bleues pâles, le musée d’histoire de la ville abrite pour les voyageurs un autre trésor d’envergure, une collection de photographies prises par Ella Maillart.

L’aventurière Suisse raconte dans un de ses livres son exploration en 1932 de Moscou au Monts Célestes en passant par Samarcande qu’elle effectuera en compagnie d’alpinistes soviétiques. Les photographies que nous avons devant les yeux sont installées dans le cadre d’une exposition permanente depuis 2016 grâce à l’initiative d’une association Suisse.

Ella Maillart apprécierait certainement de savoir ses clichés exposés à Karakol au pied des montagnes des Tian Shan plutôt qu’en Europe. Quant à nous qui sommes en partie ici présent grâce à cette femme exceptionnelle, il est évident que contempler le sourire radieux d’Ella Maillart en noir et blanc sur la terre kirghize est un cadeau inespéré.

Elle fût une héroïne pour nos adolescences brouillonnes, une guide infaillible pour toute une jeunesse engagée, elle reste un modèle de vie et une source de joie absolue pour ceux qui depuis un siècle marchent sur ses pas. Quand nos mémoires ne seront plus que tristes lambeaux, un effilochage misérable de souvenirs trop lointains pour être intéressants, souhaitons qu’il reste encore ancré dans nos vieilles caboches quelques images de ce monde éblouissant que nous aurons eu la chance de parcourir sans répit.

« Jamais matin de ma vie ne m’a semblé plus beau. J’aimerais trouver un cri qui dise tout ce que je sens. Partir, c’est revivre. Tout recommence, je ne sais pas ce que je vais traverser. Le soleil se lève, rouge comme il s’est couché hier. L’air étincelle de givre en suspension et j’avance dans une réalité plus belle qu’une féerie. » Ella Maillart – Des monts célestes aux sables rouges

Nous continuons notre tour du lac en remontant la route vers le nord en direction de Bishkek. A force de tourner en rond, il faut bien que des noms familiers refassent surface de temps à autre. En attendant notre retour dans la capitale kirghize, nous stoppons notre marshrutka à Cholpon Ata. C’est la station balnéaire à la mode dans cette partie du monde. Et comme c’est également un haut lieu de villégiature pour les russes, on se retrouve à traîner la savate au milieu de tignasses blondes et de gueules de tueurs lappant des cornets de glaces vanilles sur la rue principale aux trottoirs défoncés. On a cette drôle d’impression d’avoir soudain changé de pays et de se retrouver sur une plage à Sotchi ou en Crimée en compagnie de types en maillots de bain sirotant des mugs de vodka sous un soleil blanc. C’est amusant de constater que les clichés parfois n’en sont pas.

Cholpon Ata nous offraient trois longs jours de vacances où la baignade et les promenades au bord du lac étaient à peu près les seules activités programmées sur l’agenda. Au quatrième jour, il était grand temps de rompre avec ce rythme qui ne pouvait pas durer plus longtemps. On bouillait. Nous connaissions toutes les ruelles de la villes, toutes les plages du lac, toutes les gueules patibulaires en congés. La fuite était toujours la meilleure réponse aux tourments de l’inaction.

On sautait dans la première marshrutka du matin en compagnie d’une quinzaine de kirghizes pressés aussi d’en découdre. Il pleuvait, le moteur hurlait, on partait. Comme la vie était alors simple.

Assis au fond de la camionnette qui déjà s’échappait de Cholpon Ata, on dégainait une nouvelle fois l’infaillible « Partir c’est revivre » d’Ella.

Cette femme était une sainte.
Nous étions définitivement ses disciples.


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