Au bout des rails, Astana

Les trains kazakhes sont de ceux que l’on forge au marteau-piqueur. Chaque sursaut du rail vient soulever les couchettes et remettre les colonnes vertébrales en ordre de bataille. L’instant qui suit, le train se remet à glisser presqu’en silence, le métal effleure le métal, en catimini. Les couchettes s’abandonnent alors au rythme d’un balancement latéral, d’une espèce de houle terrestre, brutale et mécanique. Dans le noir, des lumières pâles s’accrochent furtivement au carreau de la fenêtre d’ouest en est pour s’éteindre et disparaitre comme elles sont venues. Ce sont les amers, les phares amis, nos repères dans le vide sous les étoiles. Parfois, elles s’immiscent dans la cabine, figent une seconde des ombres inquiétantes avant de s’enfuir sans un adieu. Autour la steppe invisible laisse courir loin au ras des herbes sèches l’imagination débridée des passagers. Personne à bord ne souhaite s’endormir vraiment. On fait seulement semblant. Les voyageurs allongés sur les paillasses aux draps blancs ne demandent qu’à prolonger cet instant délicieux où bien qu’immobiles, ils savourent l’idée de traverser une terra incognita au milieu des soubresauts métalliques d’une boîte de ferraille lancée sur un rail incandescent éclairé par la lune. Chaque sursaut est un appel au mouvement, à la vie qui déborde de toute part.

La nuit, le jour, à travers les plaines de sable jaunes, nous traversons les steppes du Kazakhstan sur un cheval de fer.

Turkestan c’est le nom d’un pélerinage. Il attire chaque année des milliers de croyants venus honorer la mémoire du maitre soufi Khoja Ahmed Yasavi. Respecté dans toute l’Asie centrale depuis le XIIe siècle, ce penseur et poète mystique se vit bâtir au XIVe siècle un mausolée à Yasi, l’ancienne Turkestan, où il vécut. Timur, spécialiste des excès en tout genre, fût l’initiateur du projet et transforma le petit mausolée existant en un vaisseau de brique coiffé du plus grand dôme d’Asie centrale. Il ne fût cependant jamais achevé après la mort du conquérant et le mausolée parvint ainsi jusqu’à notre XXIe siècle, monumental mais inaccompli.

Yasavi le mystique, proscrit par les soviétiques qui voyaient en lui un dangereux réactionnaire, fût réhabilité lors de l’indépendance des pays d’Asie centrale après 1991. Il devint alors pour l’ensemble des pays de la région un fédérateur autant spirituel que laïque utile à la construction d’une nouvelle identité après la fin de la colonisation russe.

Aujourd’hui, un déroutant complexe immobilier fait ceinture autour du mausolée. Moderne et fringué comme un parc d’attraction, le Turkestan du XXIe siècle affiche son ambition de devenir une mecque en Asie centrale. Tout est propre et rigoureusement ordonné, les rues piétonnes pavées ont définitivement chassé la poussière des steppes. Les vitrines remplies de baskets ennuyeuses, de t-shirts inspirés d’ailleurs afficheront bientôt en anglais leurs promotions. On finira par se croire partout c’est-à-dire nulle part. Nous nous y promènons un soir avant de faire demi-tour le lendemain sans trop de regrets.

Non loin de la frontière ouzbèke, Turkestan anciennement Yasi fût aussi une escale sur cette autre route de la soie posée au ras des steppes du nord. L’aventure de la soie y est aujourd’hui oubliée. Les pèlerins ballotés entre hâtives prières, photographies redondantes et exercices de lèche-vitrine continueront certainement d’y affluer. Mais ils oublieront peut-être un jour au milieu des lumières artificielles et des pommes d’amour sucrées pourquoi ils sont ici.

On rebroussait chemin pour rejoindre à pied la gare à une dizaine de kilomètres de là en longeant la large avenue parcourue en sens inverse à l’aller. Nous faisions une dernière fois escale dans la vieille ville où le bazar générait autant de bruit que de bavardages et de joie. La foule affluait, tout était à vendre, les étals affichaient toutes les couleurs, toutes les odeurs du monde. Et il nous semblait que c’était plutôt là, au milieu des pains ronds encore tièdes, des bouteilles recyclées pleines de kumiz onctueux, des monceaux de tomates et des grappes de raisins entassées sur les charettes que la route éternelle prenait racine et continuait à cheminer dans la steppe. Tout le reste finalement n’était que distractions éphémères sans grande importance.

On remontait le soir dans un autre train. Nos yeux brillaient autant que les feux de la locomotive qui s’impatientait. Voyager sera toujours un rêve d’enfant.

Notre dernière escale kazakhe est un ovni dans la steppe. Le train stoppe un matin sur le quai d’une gare presqu’à l’abandon. Le froid qui nous attrape à la descente du wagon se mêle au gris du ciel pour faire entendre qu’Almaty l’estivale est désormais trop loin pour rebrousser chemin. La rue est peuplée de bonnets et de blousons capitonnés. On se jette dans le premier bus de ville que nous ne pouvons pas payer si nous ne possédons pas une carte locale. Le chauffeur nous dit d’aller nous asseoir en nous décochant un clin d’œil. Astana, dans les premiers frimas, défilait à la vitre du car. C’était déjà presque l’hiver sur les avenues rectilignes de la capitale la plus froide du monde après Ulan bator en Mongolie. Et les chauffeurs de bus semblaient y autoriser la fraude avec élégance. On ne savait presque rien d’autre à propos de cette ville postée aux confins du pays sur une certaine rivière Ishim.

Depuis le dernier étage du gratte-ciel où nous logeons, Astana forme un cercle parfait délimité à quelques kilomètres de son centre par les vastes étendues de steppes brulées qui caractérisent pour l’essentiel l’ensemble du territoire kazakhe. Lorsqu’un camion déboule sur la plaine, on peut distinguer un panache de fumée de poussière s’élever du désert. 41 étages et une vitre panoramique font de notre refuge dans le ciel un observatoire d’exception pour observer ce que fût l’étrange rêve d’un homme.

Au lendemain de l’indépendance, le président Nazarbaïev décide à partir de 1994 de déménager le centre du pouvoir d’Almaty vers le nord du pays à Akmola devenant officiellement en 1998 Astana, qui signifie « Capitale » en kazakhe. Cette transhumance des ministères est alors l’occasion pour Nazarbaïev de lancer un programme pharaonique de travaux immobiliers. Un collectif international d’architectes, avec notamment le japonais Kishō Kurokawa, est alors chargé d’inventer de toute pièce une ville avant-gardiste sur une feuille vierge où jusqu’à présent seule l’herbe voulait bien pousser.

Vingt années sont passées, Nazarbaïev a cédé le pouvoir tandis que la steppe est ici désormais verticale. Ces villes champignons ont une esthétique éminemment discutable mais nous devons reconnaître que les multiples perspectives que l’on découvre au gré de nos divagations piétonnes donnent l’impression de nous promener au milieu d’un concours d’architectes. On passe notre temps à détailler chaque immeuble qui se veut plus original que le voisin. Lorsqu’on est sur le trottoir, on vit la tête en l’air et dès que l’on rejoint notre nid d’aigle, on colle le nez à la vitre pour regarder plus bas.

Et si l’architecture nous enthousiasme souvent, il reste malgré tout ce sentiment ambivalent de nous promener dans un musée. Excepté le ballet des véhicules qui ne cesse que rarement, la vie a déserté le bitûme ou bien ne l’habite pas encore. Les grandes avenues, aux larges trottoirs sont presque déserts et on se sent rapidement contraints de contempler seuls ces œuvres d’art en plein air. Ce constat ne concerne évidemment pas qu’Astana car nous avons déjà éprouvé cette impression en flânant dans d’autres villes modernes. A chaque fois, la vie aime se réfugier derrière ses anciens murs trop penchés, dans ses anciennes ruelles un peu tordues tandis que la ville plus confortable et clinquante ne laisse que rarement entendre le battement d’un coeur. Peut-être faut-il patienter un peu avant que les humains acceptent de vivre dans le futur.

La nuit, Astana était spectaculaire. Les tours illuminées occupaient tout le ciel et toute la terre à la fois. Cette féerie nocturne signait alors curieusement la fin de notre périple dans les pays « Stan ».

Le Stan des Ouzbeks, le Stan des Tadjiks, le Stan des Kirghizes et dernièrement le Stan des Kazakhes avaient ouvert en grand et en majesté portes et routes durant ces derniers mois. Quelques milliers de kilomètres plus tard et 41 étages plus haut, nous pouvions affirmer que ce continent brillait de mille feux. Des feux de bois dans les Tonir pour la cuisine aux feux de bouses séchées dans les yourtes pour se chauffer, jusqu’aux flammes électriques des villes éblouissantes d’un millénaire qui cherchait sa voie, ce coin du monde brillait assurément. Et si c’était parfois mal ou peut-être trop, nous pouvions affirmer que ce continent étincelait vraiment. Quant à son coeur, il battait fort, intensément. Tout comme le nôtre que l’on avait entendu frappé si souvent à la porte durant ces quelques mois de routes.


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