La Chine, c’est autre chose

Depuis la fenêtre opaque qui ruisselle d’une humidité ambiante, derrière les murs nicotinés d’un hôtel de quartier qui exhalent le tabac froid d’un dernier client, il y a bien quelques sons qui parviennent depuis la rue, quelques bribes de phrases qui montent et sonnent différemment. Mais coincés dans ce bocal aveugle et froid, nous sommes bien incapables de dire où nous sommes. Les chambres d’hôtels sont toutes les mêmes dans le monde entier. Il n’y a rien à en tirer, qu’un peu de sommeil oublié.

Mais lorsque nous sortons sur le trottoir, quand des murs entiers se bardent de calligraphies rouges électriques, quand des odeurs d’Orient s’échappent depuis les pas de portes et se répandent sur les trottoirs noirs et gras, quand des gens plongent têtes et baguettes dans un grand bol de porcelaine bleue, alors c’est la Chine toute entière qui explose à la tête sans prévenir.

Il y a les deux-roues électriques qui nous frôlent et les types qui fument une cigarette derrière une vitrine de gargotte en lampant une bière blonde, il y a les klaxons énervés, les joueurs de xiangqi installés dans le caniveau sur un tabouret en bois et cette langue qui claque et monte trop dans les aiguës. Il y a ces quelques mots oubliés d’un poème de Léotard qui ne veulent rien dire : « La Chine c’est autre chose ». Mais c’est pourtant vrai qu’en sortant de la chambre, l’empire du milieu captivait le regard et l’esprit à la première seconde.

Xi’an c’est le nom qui signe un terminus, celui de la route de la soie. De cette porte qui s’ouvrait sur le tumulte chinois, les commerçants perses, arabes, les arpenteurs d’Asie centrale et du Caucase trouvaient preneurs dans les rues de la vieille ville et y déversaient autant d’histoires rocambolesques que de marchandises bigarrées. Ensuite ils chargeaient leurs bêtes en prévision du retour avec la soie précieuse et d’autres biens monayables. Et puis quantité d’histoires fraîches forcément rocambolesques.

Le carré musulman est toujours habité par les descendants de ces marchands qui empruntèrent la route de l’ouest au moyen-âge. Et même si les caravansérails ont scellé leurs portes, ces rues abritent encore un intense foyer de vie. Derrière des murailles épaisses, les artisans y dressent désormais leurs étals criards et fumants à destination des touristes qui accourent de la Chine entière pour goûter le soir sous les lampions rouges une cuisine de rue réputée. Et si on peut regretter parfois cette impression amère de traverser une fête foraine vitaminée au sucre caramélisé plutôt qu’un bazar oriental chargé de routes et d’épices, on ne peut que constater la vigueur de ce quartier de bruits et de couleurs qui s’anime le soir au pied de la tour de l’horloge illuminée.

Xi’an est depuis 1974 connu pour l’exceptionnelle découverte réalisée par des agriculteurs qui creusaient un puit dans leur champ. Des fouilles ultérieures révélèrent l’existence sur environ 60 km², de plusieurs fosses recelant des milliers de statues enterrées.

Nous arrivons à la fin de la ”Semaine en or” où la Chine entière se déplace dans le pays pour visiter la famille et explorer les régions lointaines. La frénésie de mouvement retombée, le pays est de retour au travail et nous pouvons à notre tour nous emparer du site du tombeau de l’empereur de Xi’an dans des conditions favorables, c’est à dire avec un peu moins d’un milliard de touristes à venir se balader en même temps que nous.

Qin Shi Huang est le roi qui réussit le tour de force de conquérir les différents royaumes voisins pour les unifier à partir de 230 avant JC. Il bâtit alors l’ossature de ce qui deviendra le pays que l’on connaît. Le roi promu premier empereur d’une Chine unifiée devient le fondateur de la dynastie Qin. S’il fût à l’origine de l’accélération de l’unification des territoires en standardisant l’écriture, la langue, les poids et mesures ou encore la monnaie, il reste célèbre pour son autoritarisme et sa cruauté dispensée généreusement jusqu’à sa mort. A l’origine de grands axes de communications, il est également considéré comme le père de la grande muraille. Un brin mégalomane et en quête obsessionnelle d’immortalité, c’est à Xi’an que l’homme fit érigé un des mausolées les plus impressionnants du monde.

Le chantier mortuaire destiné à accueillir l’empereur à son décès dura 36 ans et mobilisa 700 000 ouvriers. On dit qu’à l’inauguration du mausolée, les principaux artisans furent emmurés vivants afin de ne rien dévoiler des secrets et des richesses de cette cité souterraine.

Pour la protéger et aussi accompagner l’empereur sur la route céleste, une armée de terre cuite composée de soldats, d’archers, de cavaliers et de chevaux attelés furent disposés à proximité du palais mortuaire.

Aujourd’hui sur plus de 6000 statues recensées, près de 2000 soldats sont visibles dans la fosse principale. D’autres sont en attente d’être déterrés ou restaurés. Une mise en valeur exceptionnelle du site permet d’en appréhender les dimensions hors normes et le travail gigantesque qu’il nécessita. Les statues fûrent façonnées de manière individuelle. Ainsi chaque personnage est un exemplaire original possédant un trait, une chevelure, une posture différente de celle de son voisin.

Certains exemplaires restaurés laissent encore percevoir les peintures et couleurs qui ornaient cette armée vieille de 2000 ans. Deux chars exhumés, chefs-d’oeuvre d’orfèvrerie en bronze, permettent d’imaginer la splendeur de cette ville souterraine conçue pour traverser l’éternité.

On réalise que ce mausolée, folle prouesse artistique, qui fût pensé pour accompagner un seul homme dans le dédale mystérieux de la mort est aujourd’hui devenue une extraordinaire œuvre d’art qui contribue à la gloire et la légende de la Chine.

Nous passerons une dernière soirée à errer dans les rues animées de Xi’an. Les commerces pétillaient sous les arbres, il y avait encore des tables installées sur les trottoirs, les vélos nous frôlaient et nous pensions à cette route qui nous avait mené là et aux trottoirs d’Istanbul où tout avait commencé il y a cinq mois. Nous avions tout aimé de nos piétinements.

Ensuite, c’est la valse des trains, des métros, des bus qui continue et pousse plus loin quand le mouvement s’use et ralentit les corps. Alors même si l’on freine, si la pluie s’en mêle, on fait défiler le spectacle de la Chine devant nos yeux. Obstinément.

Chengdu, capitale mondiale du panda, un trésor national d’où viennent ceux prêtés par la Chine à travers le monde. Un centre ville dédié à la célébration de l’animal et à un capitalisme commercial débridé, une exubérance de lumières et de bruits jusqu’à la nausée. On reprend un bus sous une pluie fine matinale, la fuite est un remède à toutes les maltraitances.

Le Sichuan affiche ses campagnes derrière la vitre embuée du car. Les champs de thé dessinent des arabesques végétales, des géométries séduisantes encore épargnées par la fureur immobilière citadine. Quelques maisons seulement aux tuiles noicies par l’humidité se distinguent dans la marée verte. On traverse aussi au travers des bancs de brouillard de vastes villes grises, des usines bancales plantées sur des rives aux eaux émeraudes. On s’y arrête à peine. Puis c’est le relief qui doucement se fait une place au milieu des jungles de bambous.

La route de la soie qui fût longtemps notre fil d’Arianne était désormais derrière nous. Il y avait maintenant la Chine qui affichait ses ambitions. la Chine rouge, tapageuse, industrieuse, plurimillénaire, vaste et nombreuse, la Chine qu’on ne comprenait pas tout le temps mais celle qui nous tapait rieuse sur l’épaule, celle qui nous dévisageait et nous tendait la main, celle qu’on ne savait pas encore…la Chine.

La Chine c’est autre chose et elle était là devant nous.


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