Grèce : L’hiver en Grèce

Peut-être faut il accepter de tout perdre en venant en Grèce en février. A commencer par toute velléité de farniente de bord de mer et de baignade en eaux turquoise. On abandonne tout désir de chaleur méditerranéenne, toute envie de grillades estivales, d’odeurs enivrantes de thym, de lavande. L’hiver en Grèce, on laisse nos clichés dans un casier à l’aéroport. On part sans rien, l’esprit serein, le regard clair, les mains dans les poches.

Débarrassé de tout rêve formaté, on se laisser aller à se perdre sur les sentiers de montagnes aux cimes enneigées. On se noie dans d’ondulantes mers d’oliviers au pied de golfes lumineux éclairés par un discret soleil de paille. 

On s’émeut de la beauté troublante d’une statue antique au sanctuaire d’Apollon à Delphes, on refait l’ultime course sur la terre d’Olympie, on reste sans voix devant l’acoustique du théâtre d’Epidaure, on retrouve le castillan Cervantes bataillant au large de Lépante, on prend d’assaut des forteresses franques peuplées de fantômes ottomans et de conquêtes vénitiennes, on vit perché dans des monastères au-dessus des nuages aux côtés d’austères moines orthodoxes, on apprend, on découvre, on réapprend l’antiquité et on redécouvre la géographie aux noms alambiqués, on s’extasie et on jubile de savoir que l’on ne sait encore rien. 

L’hiver en Grèce on boit des cafés frappés sur des terrasses ensoleillées, on lève des verres d’eau de vie offerts par des hommes retranchés dans des tavernes de village, on les boit cul secs et on s’enfuit hilares avant que nos verres se remplissent de nouveau tout seul, on rencontre ces grecs qui n’usent du sourire qu’avec la plus grande parcimonie, mais qui cultivent généreusement l’accueil et la serviabilité derrière une façade rugueuse comme s’il ne fallait pas que cela se sache.

L’hiver en Grèce on circule la nuit sur des autoroutes désertes, on dévale des routes qui serpentent à flanc de montagne au milieu des pinèdes, on roule sur les bandes d’arrêt d’urgence pour laisser passer quelques véhicules plus rapides, on bifurque sans clignotant, en évitant les nids de poules et les chiens assoupis sur le bitûme. On arrive de nuit dans des hôtels baroques, on franchit des halls de marbres témoins de gloires d’antan, on entre dans des chambres aux papiers peints défraîchis, on y dévore d’onctueux yaourts accompagnés de pains pitas et de gros cubes de feta. On attend les yeux clos que le jour se lève pour savoir enfin où nous sommes.

L’hiver en Grèce, on arpente des chemins bordés d’orangers, on éventre des citrons boursouflés et on grimace en les portant à la bouche. On compte les marches de pierres menant à des forteresses en ruine, on y observe depuis les hauteurs, la houle méditerranéenne faisant danser de frêles barques de pêcheurs aux filets safran. On marche sous la pluie au milieu de sites archéologiques deux fois millénaires, entre des colonnes de marbres et de lourds blocs de pierres échoués dans les herbes folles, on glisse dans une antique gadoue sous une pluie contemporaine. On avance, les chaussures trempées, sur des routes dégoulinantes en mangeant des raisins de Corinthe précisément parce que nous sommes à Corinthe. A la nuit tombée, on fait aboyer une dernière fois les chiens des maisons sans lumières. Ils préviennent à qui veut entendre que deux voyageurs inoffensifs ne font que passer.

L’hiver en Grèce, on repense à ces drôles de derniers mois qui nous ont vu quitter notre maison sans en retrouver une autre. On repense à ces quelques petits déboires qui nous ont un peu malmené, on repense surtout à toutes ces personnes, familles, amis, voisins, collègues, qui nous ont donné sans réfléchir le toit, le temps, les bras, la force et l’affectueux soutien qui font franchir plus aisément les temps gris et incertains. 

Nous, les « un peu rugueux, les presque sociables, les plutôt farouches, les éternels indépendants, les quand-même solitaires », avons été surpris par tant de bienveillance. Alors l’hiver en Grèce, on continue tant bien que mal à faire nos humanités en repensant à toute cette humanité. On se dit que lorsque ce périple s’achèvera à Athènes dans quelques jours, on montera à l’Acropole. La pluie aura cessé de tomber, le port du Pirée déversera ses containers au loin, en contrebas la ville grouillera de musiques et de nonchalances assumées, dans le ciel une myriade d’étoiles s’affichera et on y lira les noms des constellations mythologiques. 

A ce moment-là, aux quelques dommages collatéraux des derniers mois, on préférera contempler le ciel d’un hiver grec briller de milles feux et incendiant Athènes, comme une pluie d’hommages collatéraux.

Efkaristo, Yassou !


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