La fumée qui gronde

Certains prétendent qu’on l’entend à quarante kilomètres. Ce dont on est certain, c’est que la chose avait grondé toute la nuit et que l’on avait l’impression d’avoir dormi dans le bus, sur le coin du moteur ronronnant, après avoir oublié d’en descendre la veille. Victoria Falls, station terminus. Comme s’il était utile de préciser le nom de l’arrêt. Ce rugissement permanent qui restait logé dans vos oreilles à longueur de temps suffisait amplement. Nous étions aux chutes. Ici, on disait les chutes.

On les appelait Mosi Oa Tunya, la fumée qui gronde, avant qu’un certain docteur Livingston, un peu médecin, un peu missionnaire et surtout explorateur à ses heures, décida d’en faire présent à la reine d’Angleterre, en les rebaptisant lors de son observation au milieu du dix-neuvième siècle, tandis qu’il cherchait sa route pour rejoindre l’océan Indien. La fumée qui gronde devenait Victoria, à douze mille kilomètres de Buckingham palace.

C’est une cicatrice de géant, balafrant la savane à la machette, dans laquelle s’engouffrent les eaux du Zambèze. Aux herbes incendiées, aux champs de broussailles étincelantes, succède le baume d’une végétation généreuse, teintée de mille nuances de chlorophylle. L’eau passe localement un accord tacite avec un soleil d’ordinaire incendiaire. Une jungle hirsute nait et croît au milieu des brûlis.

Lorsqu’on est loin des chutes, on distingue dans le ciel, en aplomb, la présence statique de cumulus blancs. A proximité de la plaie béante, les nuages se transforment, en réalité, en de gigantesques brumisateurs. Les cascades projettent dans les airs, parfois à des hauteurs vertigineuses, des milliards de gouttelettes. Les formations aériennes d’eau planent ainsi au-dessus de nos têtes pour s’abattre subitement, sous l’effet d’un coup de vent, sur les épaules. Nous ne pouvons qu’accuser de pitoyables replis face à cet assaillant imprévisible et sommes rapidement défaits, trempés. Ces colonnes d’eau sont également à l’origine d’apparitions ininterrompues d’arcs-en-ciel, qui par leur beauté furtive, compensent largement l’humidité prégnante.

En nous penchant par-dessus des parapets imaginaires, nous sommes brutalement confrontés à un vide sans appel. Nous constatons qu’il est à une poignée de centimètres de nos pieds et cette absence d’interdit renforce un étrange sentiment de complicité qui s’installe alors avec ce panorama dantesque. Aucun panneau indiquant, qu’au prochain pas, nous allions tomber, personne pour dire de reculer. Nous restons, ce matin, presqu’aux aurores, seuls face à l’imposante faille géologique, déversant quelques milliers de mètres cube à la seconde, dans un brouillard mouvant appelant à perdre tous les nords.

On pouvait rester une vie entière à contempler les paquets d’eau hypnotiques dévalant le long des falaises basaltiques dans un fracas de révolution. On se demandait seulement si cela cesserait un jour. De bruit et de fureur. La joie d’approcher une telle puissance, faisant démonstration de tant d’exubérance, était entière. Nous n’étions pas en face d’un paysage qui prenait l’apéritif dans un salon bourgeois l’après-midi sur un parquet ciré mais nous entrions dans une taverne de faubourg des plaines cosaques d’un roman de Gogol où l’on servait la vodka dans des verres culottés, s’entrechoquant violemment, en rêvant de batailles éblouissantes, sans se poser la question, un seul instant, de savoir si le breuvage viendrait à manquer. Le fleuve Zambèze était tonitruant et sans manière. Cette puissante déferlante liquide hurlait ” Je suis la vie ! ” Et ça ne s’arrêtait jamais.

En s’éloignant, le bruit s’apaisait, nous retrouvions nos esprits. Nous nous regardions un peu hagards, les yeux et les oreilles encore surpris d’avoir survécu à une telle clameur. Arrosés par l’eau du fleuve, nous ruisselions sous un soleil qui reprenait de la vigueur, au fur et à mesure que nous prenions nos distances avec la faille. Le sable de brique collait aux pieds humides, la savane craquelait de nouveau la peau.

Le soir en rentrant, nous nous installions sur la terrasse dans un vieux canapé rose élimé et lisions quelques pages de Gracq aux creux d’une nuit déjà annoncée.

” Sur cette terre engourdie dans un sommeil sans rêves, le brasillement énorme et stupéfiant des étoiles déferlait de partout en l’amenuisant comme une marée, exaspérant l’ouïe jusqu’à un affinement maladif de son crépitement d’étincelles bleues et sèches, comme on tend l’oreille malgré soi à la mer devinée dans l’extrême lointain. ”

Lorsque nous levions la tête, nous entendions dans la nuit opaque, habitée de songes délicieux, toute proche, ” la fumée qui gronde ” depuis ce coin de terre, qu’ici, on appelle les chutes.


En savoir plus sur Ribines et Godillots

Abonnez-vous pour recevoir les derniers articles par e-mail.