Le type au turban

Un sikh est un type avec un turban rose sur la tête, un bracelet d’acier au poignet et un poignard courbé en bandoulière qui, d’un air passablement menaçant, vous promet de vous faire passer l’envie de sourire si d’aventure, vous lui étiez désobligeant. Amritsar est la ville du Penjab où l’on croise en nombre effrayant ce genre de personnes. On avait soudainement plus envie de sourire

Le sikhisme est né au quinzième siècle, d’une fusion entre un islam mysthique soufiste et le vishnouisme, courant de l’hindouisme, qui obligera les sikhs, durant les siècles suivants, à s’opposer alternativement à l’un et à faire œuvre de diplomatie avec l’autre pour exister sur le territoire du Penjab. Leur alliance avec le mahatma Ghandi dans la lutte pour la libération de l’Inde contre la présence britannique leur accordera temporairement la gestion, en 1966, d’une province penjabi. Cependant le sentiment profondément ancré d’une envie d’indépendance chez les sikhs conduira le pouvoir central à se méfier de cette communauté

En 1984, l’armée indienne sur ordre de la première ministre indienne, encercle et investit le temple d’or afin d’éliminer les séparatistes sikhs. L’opération de nettoyage emporta dans la mort près de cinq cent civils. Quatre mois plus tard, la première ministre Indira Ghandi était assassinée par deux de ses gardes du corps. Ils étaient sikhs. Emballement de l’histoire et logique de vengeance feront peser un fort sentiment indien anti-sikhs dans le pays qui se traduira par l’assassinat de onze mille fidèles. On retrouve aujourd’hui, non loin du temple, une statue commémorative, qui rappelle le massacre.

L’histoire est cruelle pour une religion qui se voulait universelle, expliquait que toute les confessions portait finalement, dans leur essence, un Dieu commun et prônait la bonté, la charité, l’honnêteté et le respect des autres.

Le temple Harmandir Sahib a été construit autour d’un bassin de cent cinquante mètres de côté, creusé au seizième siècle. Des bâtiments en marbre blanc clôturent le carré d’eau sacré. Ils abritent les lieux de cultes, des logements et également l’emblématique réfectoire commun, le langar, indissociable des gurdwaras sikhs.

On fait le tour du bassin comme on démarre une promenade dominicale, en compagnie des pélerins. Il y règne une ambiance sereine et bon enfant. On s’y promène en famille, admirant sous tous les angles l’architecture démesurée du complexe, ébloui par la blancheur du marbre, les pieds brulés par la pierre emmagasinant la chaleur du soleil au fur et à mesure que la journée avance. Des tapis en toile de jutes ont été installé pour pouvoir marcher plus aisément. Sur les côtés, des arcades protègent également des rayons agressifs et permettent à quiconque veut se reposer, de s’asseoir ou s’allonger le temps de récupérer ou de continuer à prier à l’ombre des piliers de marbre.

Plus loin, un espace est réservé aux bains dans l’eau sacrée. Les hommes se dénudent et descendent les marches en pagne jusqu’au bassin tandis que les femmes effectueront le même rituel dans un bâtiment permettant l’accès à l’eau, à l’abri des regards. Les chants sacrés diffusés sans interruption, achèvent de nous couper du reste du monde. Ces grands rendez-vous humains sont toujours d’une intensité redoutable et emmènent quiconque veut bien se laisser prendre par la main dans un univers étonnant et bien souvent éblouissant.

Vient ensuite le chemin tant attendu pour lequel tout pèlerin sikh sera prêt à traverser la moitié du monde pour le parcourir. On accède au temple d’or, au centre de l’étendue d’eau, par le pont du Guru, pièce de marbre de soixante mètres de long. Nous mettrons une heure pour franchir ce pont et nous retrouver, en compagnie de centaines de croyants, au cœur de la dévotion Sikh dans l’enceinte du temple, en présence du livre sacré, considéré depuis le dix-huitième siècle comme le dernier et unique guide spirituel de la communauté, le Guru. Femmes, hommes et enfants sont pressés les uns contre les autres attendant patiemment de faire un pas de plus vers le temple. Les couleurs des tenues sont un enchantement et suffiraient bien à nous faire oublier le temps qui ne passe décidément pas. La vision du temple recouvert d’or au milieu d’un bassin d’opale gigantesque se charge également d’applanir les affres d’une foule trop dense. Tout autour, on prie en silence, on discute aussi, on s’écarte autant qu’on peut, pour laisser passer une mère et son nourrisson, on n’avance pas et on profite de ce temps figé pour se laisser porter par la foi d’un peuple bigarré. On accédera enfin au saint des saints, minuscule pièce de marbre à l’abri du monde où musiciens et chanteurs exécutent des hymnes liturgiques, retransmis à l’extérieur au moyen de hauts-parleurs. Quelques femmes et hommes restent assis dans les recoins, priant, sans doute désireux de prolonger encore un peu le voyage sacré ou se reposant simplement d’une traversée épuisante. Les autres circulent, s’arrêtent le temps d’un regard, d’une prière puis s’effacent en silence.

Nous prendrons en milieu de journée le chemin des étonnants langars. Ces cuisines collectives, d’une efficacité redoutable, servent sans arrêt à des centaines de pèlerins, dans un balai savamment étudié, des repas simples et équilibrés au sein d’immenses salles. On y accède par un escalier où nous sont remis cuillère, bol et plateau de fer. Nous nous asseyons en tailleur sur des nattes alignées au sol, en rangées se faisant face. Des hommes passent alors régulièrement avec de grosses marmites et servent copieusement au moyen d’une louche, dal à base de lentilles, soupe épaisse au curry et riz au lait. S’y ajoute deux galettes et un bol d’eau. L’idée de servir des repas gratuitement dans tous les temples sikhs pour qui s’y présentera nous laisse admiratif. L’organisation est simple, lumineuse et semble fonctionner parfaitement. On ressort sans rien nous demander. Nous laisserons un don, cette cuisine n’étant viable et entretenue que par les offrandes des pélerins.

On quittera le temple, un peu désorienté d’avoir trop tourné, un peu chamboulé par l’assaut conjoint du marbre et du soleil, surtout ébloui par cette plénitude qui planait autour du bassin. On décidera d’y retourner le lendemain matin, aux aurores, pour y chercher de nouvelles lumières. Nous sommes conquis mais certainement pas rassasiés.

La vieille ville d’Amritsar construite autour du temple est un vaste labyrinthe de ruelles étroites où chaque quartier abrite traditionnellement une corporation de métiers.

On passe ainsi sans prévenir des joailliers étincelants, surveillés par des hommes en armes, aux étameurs, tout aussi brillants mais moins convoités. On croise les ateliers d’ébénisterie d’où émanent des odeurs de copeaux de bois fraîchement taillés et plus loin les façades sucrées et acidulées des commerces de voiles, draps et tentures. Les scooters, les vélos se faufilent entre les passants, doublent les carioles des chevaux amaigris et les cyclopousses harassés de chaleur.

Dans les commerces, des nattes rembourrées sont souvent installées sur le pas de porte où le propriétaire passe sa journée à attendre le chaland, à négocier ou bien simplement bavarder lorsqu’un ami se présente. La rue est un déferlement de couleurs chatoyantes, d’odeurs souvent désagréables mélangeant les vapeurs de graisse des cuisines de rues aux effluves des ordures laissées à ciel ouvert, attendant d’être retirées. C’est un bruit permanent de klaxons qui ne laisse pas de répit pour les oreilles. Comme dans toutes les villes du monde, c’est tout ce qu’on ne rêve pas forcément de connaître trop longtemps et pourtant, lorsqu’on y est, c’est toute cette vie célébrée à l’excès que l’on ne voudrait plus quitter. On se surprend à presque tout aimer, à se laisser balloter d’une rue à l’autre, poussé par un vélo, chahuté par de joyeux et malicieux écoliers sortants de l’école et décidés à nous taquiner avant de rentrer chez eux. On s’arrête aux cantines de rue pour goûter des plats inconnus en passant notre temps à essayer de comprendre ce que nous avalons avec l’aide de clients hilares et pleins d’empathies devant notre ignorance.

On se désaltère de jus de canne à sucre,  pressée à la demande ou de nectar d’oranges vertes dans des grands verres en métal ciselé. On fait nos courses sur les étals de légumes et lorsque nous voulons seulement un oignon, le marchand ne s’en offusque pas mais refuse de nous le faire payer. On bataille avec lui jusqu’à ce qu’un client amusé nous fasse comprendre que c’est cause perdue. On repart avec notre oignon et la bourse encore pleine. Le soir tombé, on croise les enfants devant les épiceries rêvant de bonbons brillants, écoutant le propriétaire de l’échoppe minuscule discourir de choses graves. Car ici, tout le monde connaît tout le monde et chacun prend un peu soin de chacun. Alors l’épicier devient un oncle du coin de la rue et l’enfant des autres devient un peu le neveu d’une grande fratrie. Ces rues ne sont pas les plus avenantes du monde mais elles dégagent une profonde humanité qui nous aimante et nous fait rester des heures à parcourir ce dédale alambiqué.

Il y a quelques jours, une amie nous envoyait des photos d’un rassemblement sikhs à Time Square à New-York auquel elle avait assisté. Ils sont drôles ces sikhs, on les connait tous avec leurs turbans, ils sont discrètement présents dans le monde entier, ils représentent la cinquième religion mondiale et pourtant, on ne savait encore rien de cette communauté attachante.

Un Sikh est un type avec un turban sur la tête, un bracelet d’acier au poignet et un poignard courbé en bandoulière. Il aime la poésie car les shabads contenus dans le Guru Granth Sahib sont des poèmes destinés à être chantés, porte des turbans de toutes les couleurs et lorsqu’il vous croise dans la rue, vous demandera, de temps à autres, si vous allez bien. Le sikh parfois sourit, vous offre toujours repas et hospitalité sans vous demander le moindre papier, et finalement est une femme ou un homme comme les autres qui aimerait bien tendre vers un monde idéal. Essayer d’y arriver est déjà une belle prouesse et honore leur communauté. En marchant sur un marbre éclatant en compagnie de centaines de sikhs toqués de turbans splendides, le long du bassin de Harmandir Sahib, avec en ligne de mire les toits d’or du temple sacré perdu sur une île, nous savions que si leur combat était loin d’être gagné, il semblait pourtant raisonnable de penser que leur foi avait malgré tout réussi à modifier le comportement d’une vingtaine de millions de femmes et d’hommes sur la terre.

Nous n’avions presque plus peur d’eux.

Pour de plus amples informations sur le sikhisme, vous pouvez vous reporter au carnet de bord des dates suivantes :


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